Entretien avec Serge Baudo

Serge Baudo a énormément œuvré pour la musique, non seulement en France mais aussi à l’étranger. Il revient pour nous avec charme et sincérité sur les évènements qui ont jalonné sa vie de musicien.
Cher Maître. Depuis très longtemps vous êtes considéré comme un chef d’orchestre Français de référence, vous avez connu une époque bénie pour l’expansion de la musique en France, racontez-nous votre parcours
J’ai toujours été attiré par la direction d’orchestre et tout en ayant débuté une carrière de pianiste  et percussionniste au sein de l’orchestre de l’Opéra de Paris où je devais rester 9 ans, je dirigeais dès 1950 les concerts Contemporains Etudiants où l’on jouait la musique de compositeurs tels que Maurice Jarre, Marius Constant, Charles Chaysne ; et vous savez, les choses s’enchaînent d’elles même, se font sans que l’on ait à réfléchir.
Maurice Jarre me présente à Jean Vilar qui m’engage pour diriger un concert chaque année au Palais de Chaillot pour son cycle de concerts. Je participais aussi aux concerts de La Société des concerts dont le chef était André Cuytens en tant que pianiste et percussionniste et j’ai ainsi pu côtoyer de grands chefs d’orchestre tels que Fürtwangler, Charles Münch, Bruno Walter, Carl Schuricht. Parallèlement je constituais des orchestres pour l’enregistrement des musiques de films de Joseph Kosma, ce qui m’a introduit dans le monde du cinéma et permis de rencontrer Jean Renoir et l’on m’a tout naturellement offert de diriger les concerts des Jeunesses Musicales de France. A cette époque cette institution avait un rayonnement immense. Mais c’est sans doute le Festival d’Aix-en-Provence où Gabriel Dussurget  ,son fondateur, m’invite pour diriger “La Flûte Enchantée” qui donnera un nouvel élan à ma carrière  . Le Festival d’Aix-en-Provence avait alors une telle réputation que les plus grands noms du monde lyrique venaient y chanter. Je devais y diriger jusqu’en 1972.
Les choses s’accélèrent, je dirige pour la première fois à Prague en 1959, ce sera une longue collaboration avec cette ville chère à mon cœur car je serai le directeur musical de l’orchestre Symphonique le FOK pendant 9 ans, de 2000 à 2009,  puis je suis invité par Georges Auric comme chef permanent à l’Opéra de Paris. Herbert Von Karajan me fait participer à une programmation de Pelléas et Mélinsande  à La Scala de Milan et je suis amené à le remplacer. Je dirige “La Tosca” à Marseille où je prendrai la direction des Concerts Classiques en collaboration avec John Pritchard. Les choses se sont enchaînées ainsi, ne laissant plus de place au musicien d’orchestre.
Vous avez connu diverses époques pour la musique quelles différences vous choquent le plus?
Rien ne me choque, le niveau des orchestres français a beaucoup évolué pour s’élever au niveau international. Individuellement les musiciens français étaient excellents; ils étaient vifs, brillants, ils le sont encore, pouvant lire la musique avec rapidité. Il y avait alors au sein des orchestres français des concertistes tel Jean-Pierre Rampal. Mais ce qui manquait était la discipline, l’attention et l’écoute de chacun. Le français est individualiste. Ce n’est plus le cas maintenant.
Quels sont les évènements lointains et présents qui vous ont le plus marqué?
Plusieurs sont en ma mémoire, un “Cosi Fan Tutte” de Mozart au début de 1960 dans une distribution époustouflante avec Teresa Berganza, Stich Randall, Gabriel Bacquier, ce fut un immense bonheur. Un concert aussi avec l’Orchestre de Paris pour la création de la 2ème symphonie du compositeur Henri Dutilleux. Le “Pelléas et Mélisande” de Claude Debussy en 1968 au festival d’Aix-en-Provence mais plus récemment, une grande fête donnée à Prague en l’honneur de mes 😯 ans où j’ai été nommé citoyen de la ville de Prague.
Y a-t-il des choses que vous ne referiez pas si vous aviez la possibilité de revenir en arrière?
Je ne crois pas. J’ai eu beaucoup de satisfactions et certains échecs même, ont été bénéfiques. Je crois que du moment où l’on choisit une voie, les choses arrivent, bien où mal, sans que l’on ait la possibilité de pouvoir beaucoup les changer.
Dans votre jeunesse quelles sont les personnalités musicales qui vous ont influencé?
J’ai eu la chance d’avoir de bons professeurs,c’est primordial. Ma rencontre avec Jean Gallon mon professeur d’harmonie a été déterminante et puis j’ai rencontré de grands chefs d’orchestre bien sûr, André Cuytens, Charles Münch, d’immenses musiciens, David Oïstrakh; Paul Tortelier, des compositeurs aussi, Henri Dutilleux, Louis beydtz, Henri Tomasi , Olivier Messiaen, pour une ouverture vers la musique contemporaine. Dietrich Fischer Dieskau pour mes choix, Samson François, Pascal Roger pour l’interprétation et puis aussi Arthur Honegger, Francis Poulenc.
Si vous ne les aviez pas rencontrés votre parcours aurait-il été différent?
C’est difficile à dire. Vous savez, rencontrer et travailler avec de tels artistes vous élève obligatoirement, c’est une chance merveilleuse, ils m’ont certainement aidé à devenir ce que je suis, d’autres m’ont laissé indifférent.
A quel moment la musique a-t-elle été une évidence pour vous?
La question ne s’est jamais posée à moi. Je suis né dans une famille de musiciens, mon père était professeur de hautbois au conservatoire national supérieur de musique de Paris et le violoncelliste Paul Tortelier était mon oncle, la musique était partout et sans doute était-il évident pour moi de suivre cette voie. C’était une porte ouverte sur le meilleur de la musique, là encore une grande chance.
Y a-t-il un rêve musical que vous aimeriez réaliser actuellement?
La question me fait sourire car c’est un rêve cher à mon coeur depuis longtemps mais irréalisable pour moi: diriger “Le Chevalier à La Rose”. Irréalisable tout simplement car je ne parle pas l’allemand. La musique de Richard Strauss est fascinante et d’une telle richesse harmonique. Bien sûr j’ai souvent dirigé ses poèmes symphoniques mais pour bien diriger un opéra il faut connaître “intimement la langue dans laquelle il est chanté. C’est une absolue nécessité.
Etes-vous touché par toutes les formes de musique?
C’est un vaste programme. Toutes les formes de musique me plaisent Il suffit que ce soit bien pensé mais certaines me heurtent tout de même. J’aime aussi le jazz, les chanteurs de variété française je pourrais vous en citer beaucoup, Yves Montant, Charles Trénet, Gilbert Bécaud qui a écrit un opéra très émouvant “L’Opéra d’Aran” qui est très peu joué actuellement et c’est fort dommage. En fait voyez-vous, les musiques qui me touchent sont les musiques qui me vont au coeur.
Etes-vous plus symphonique ou opéra?
Evidemment je dirige avec beaucoup de plaisir aussi bien les concerts que les opéras mais je dois reconnaître que les vibrations sont plus intenses lorsque en plus de l’orchestre vous avez aussi les chanteurs. Diriger un opéra est une aventure, tout peut arriver, c’est un marathon duquel on sort épuisé mais si heureux.
Votre plus grande joie, votre plus grande peur, peut-on en parler?
Bien sûr, il y en a certainement eu beaucoup mais à l’instant deux me viennent en mémoire, toutes deux alors que j’assistais à des représentations en compagnie de ma femme. Je m’en souviens, bien qu’elles ne soient pas récentes car elles m’ont véritablement marqué.
La première était une représentation de “Tristan et Yseult” juste après la guerre à l’opéra Garnier à Paris, à cette époque l’opéra Bastille n’existait pas. Cet opéra de Richard Wagner était dirigé par Hans Knappertsbusch et je ne sais pourquoi cette émotion est encore si vive en moi. La deuxième est une peur panique à l’écoute d’un concert donné au Théâtre des Champs Elysées où un chef très connu dirigeait “Le Sacre du Printemps” d’Igor Stravinsky. Et dans cette oeuvre rythmique où il est impossible de se rattraper, le chef d’orchestre s’est perdu. Ce fut un long moment terrible pour moi mais certainement encore plus terrible pour lui.
Y a-t-il une approche particulière avec chaque orchestre?
Certainement. L’orchestre est un individu avec ses traits de caractère particuliers et il faut une certaine souplesse et beaucoup de psychologie liées a une rapidité de jugement car l’on doit s’imposer dans les cinq premières minutes, mais il ne peut en aucun cas s’agir une épreuve de force, l’échange ne se ferait pas, il faut convaincre les musiciens et les intéresser.
Y a-t-il un orchestre qui vous tient à coeur plus particulièrement?
Bien sûr ceux dont je suis à l’origine, nous y reviendrons, mais actuellement je pense à l’orchestre de la radio de Stuttgart ainsi qu’à l’orchestre de la radio Néerlandaise Hilversum.
Parlez-nous de le création de l’orchestre de Paris.
C’est un des plus beaux moments de ma vie musicale. Après la dissolution  de la Société des Concerts du Conservatoire, nous créons en 1970 et en étroite collaboration avec Charles Münch l’Orchestre de Paris qui devait être le fleuron des orchestres français. Les plus grands artistes venaient jouer en solistes. Nous avons créé au Festival d’Aix-en-Provence le concerto pour violoncelle écrit spécialement pour Mstislav Rostropovitch par Henri Dutilleux.Ce fut un évènement musical très important ;  des pays tel le Japon nous ouvraient leurs portes pour des tournées extraordinaires. C’était une époque bénie pour la musique en France. André Malraux alors ministre de la culture aidé par Marcel Landowski créent un orchestre symphonique à Lyon qui deviendra lorsque j’en prendrai la direction ,le premier orchestre national de province.
Que vous a apporté de merveilleux la vie de chef d’orchestre?
Cela a été la concrétisation d’une passion. Pour moi, le piano est incomplet. L’orchestre est un instrument d’une richesse incroyable. La vie de chef d’orchestre est une vie difficile parfois, mais tellement enrichissante. Des émotions, des rencontres, des voyages, des orchestres différents avec des cultures différentes. C’est un cadeau vraiment.
Vous étiez musicien d’orchestre, avec le recul avez-vous trouvé ce métier passionnant ou un peu routinier?
Faire de la musique est toujours passionnant mais je ressentais une frustration et une grande tentation. d’un autre côté j’ai pu jouer sous la directions de chefs extraordinaires et cela a été pour moi une grande école.
Comment voyez-vous l’avenir pour la musique en général et l’opéra en particulier?
C’est avec beaucoup de pessimisme que j’imagine l’avenir. Je parle pour la France évidemment. Un mauvais enseignement, pas d’horizon pour les étudiants dans le domaine artistique ,une absence totale de culture parmi les politiques font que nous approchons du désastre culturel. Nous sommes dans une culture du bruit qui fait barrage non seulement à la création mais aussi à la pensée. Quant à l’opéra le grand drame est dû aux metteurs en scène qui ignorent la musique et nous arrivons à un divorce entre la scène et le compositeur.
Avez-vous à l’esprit une anecdote drôle?
Une anecdote qui m’amuse toujours lorsque j’y pense est une réflexion faite par une dame à l’issue d’un concert. Elle paraissait assez inquiète en me demandant si les musiciens qui étaient à ma gauche étaient payés comme ceux qui se trouvaient à ma droite. Bien sûr luis dis-je. Alors  Maître, faites attention car lorsque vous vous tournez vers la gauche les musiciens qui sont à droite s’arrêtent très souvent de jouer.. L’orchestre reste encore un grand mystère pour une partie du public. Peut-être est-ce ce qui rend les concerts si attrayants.
Les goûts du public ont-ils changé?
Oui, à une certaine époque des compositeurs tels que Brahms ou Mozart étaient peu joués en France et Mahler, Bartok ou Chostakovitch complètement ignorés. Ce qui parait incroyable de nos jours. Maintenant, le public s’est intellectualisé et il boude la musique française.
Que diriez-vous à un jeune musicien qui se tournerait vers une carrière de chef d’orchestre?
Je lui dirais qu’il s’arme de patience, qu’il n’hésite pas à pousser les portes mais surtout qu’il travaille sans céder au découragement.