Festival d’Aix-en-Provence:”Winterreise”

Festival d’Aix-en-Provence 2014, Auditorium du conservatoire Darius Milhaud
“WINTERREISE” (Voyage d’hiver) D.991 
Cycle de Lieder pour voix et piano, poèmes de Wilhelm Müller.
Musique de Franz Schubert 
Baryton Matthias Goerne
Piano Markus Interhäuser
Mise en scène et création visuelle William Kentridge
Scénographie Sabine Theunissen
Costumes Greteta Goiris
Lumières Hermann Sorgeloos
Montage vidéo Snezana Marovic
Opératrice vidéo Kim Gunning
Aix-en-Provence , 4 juillet 2014

Monsieur Bernard Foccroulle et le Festival d’Aix-en-Provence, avaient décidé de dédier cet après-midi du 4 juillet à Franz Schubert et son Winterreise ( Voyage d’hiver ) et l’Auditorium du conservatoire de musique Darius Milhaud d’Aix-en-Provence semblait un lieu propice à ce rendez-vous. Mais pour poursuivre cette recherche de création mais aussi d’excellence, Bernard Foccroulle a eu l’envie d’associer des images à la musique et à la poésie des mots. Jusque là, le baryton Matthias Goerne n’avait jamais voulu ajouter un quelconque visuel à ce chant si intime, qu’il devait rester, avec le pianiste Markus Hinterhäuser, un voyage intérieur à deux voix. Son acceptation des dessins animés de William Kentridge, est donc pour nous un gage de qualité, et surtout une promesse de communion dans la sensibilité des trois artistes. Car pour que la magie opère, les personnalités doivent se faire oublier pour n’être que ce voyageur meurtri dont la fatigue et le désenchantement le conduiront jusqu’à un évanouissement dans le désert glacé de la solitude.
Ne cherchant pas à créer des images nouvelles sur le texte et la musique, l’artiste Sud-africain William Kentridge se plonge dans ses dessins utilisés pour des films antérieurs, se libérant ainsi des diktats du texte et n’en gardant que l’inspiration. Et tout fonctionne : ce noir et blanc créé par des traits de fusain, cette mélancolie universelle, cette solitude que tout être humain transporte avec lui, cette violence sous-jacente transposée en images. Car si ces Lieder émanent d’un Franz Schubert désabusé jusqu’à atteindre l’intolérable, ils portent en eux le côté universel de la souffrance.
Franz Schubert écrit ces Lieder en 1827, un an avant sa mort. Il les écrit en deux fois, n’hésitant pas à en changer l’ordre. Il découvre les poèmes de Wilhem Müller tout justes parus et trouve que ce ” Palais des glaces ” est en parfaite adéquation avec ses états d’âme. Ces poèmes lui font-ils entendre le glas sonné par ces cloches glacées ? Il n’en reste pas moins que la musique ne fait qu’un avec le texte et que ces Lieder sont un testament qui porte à la réflexion. Ce peut-il qu’une telle richesse intérieure ne mène qu’à cette solitude effroyable ? Beethoven meurt ainsi que Wilhem Müller, et Franz Schubert termine son cycle de Lieder du Voyage d’hiver. C’est le récit d’une errance qui apporte la glaciation des sentiments ; les premiers Lieder, empreints d’un grand romantisme ( douleur, larmes ), nous emmennent dès ” Le regard en arrière ” sur un chemin de croix qui s’achève avec cette question au joueur de vielle : ” Etrange vieillard, dois-je aller avec toi ? ” Au moyen âge, la mort était représentée jouant du violon ou du luth, est-ce le départ pour le néant ?  Franz Schubert utilise le staccato, les respirations, les silences, le chuchotement, et écrit 16 de ses Lieder dans le mode mineur, la tonalité de la tristesse, pour cette musique sans grande lumière où même l’oiseau est l’oiseau noir par excellence : la corneille. Sommet du Lieder romantique, ce cycle commencé par une trahison amoureuse se termine avec la fin d’un rêve d’amour absolu.
Le duo Matthias GoerneMarkus Hinterhäuser fonctionne au point qu’il est impossible de les dissocier tant leur jeu est en osmose, tel le duo formé par les deux grands artistes qu’étaient Pierre Barbizet – Christian Ferras, dans un autre registre.
De Pierre Barbizet, Markus Hinterhäuser a le toucher qui donne cette sonorité inimitable et que nous retrouvons ici pour la première fois, ces notes percutantes mais qui ne semblent pas frappées, des notes qui paraissent venir des pattes d’un chat qui effleurerait les touches avec délicatesse. Tout en accompagnant le chanteur, Markus Hinterhäuser joue une partition de soliste mais souvent sotto vocce, avec des forte qui restent dans une certaine retenue, comme si les paroles étaient dites par les touches du piano. Dans ce jeu, le silences sont aussi une musique, la musique des respirations, des sentiments suggérés et d’un dialogue intérieur C’est superbe et en harmonie avec la pensée de Franz Schubert et l’interprétation de Matthias Goerne.
Ce baryton allemand, élève entre autres de Dietrich Fischer-Dieskau qui chantera ces Lieder de schubert pour son premier concert en 1942, nous donne ici une version personnelle et si belle que l’on reste sous le charme longtemps après la fin du concert.
Impressionnant par son allure, Matthias Goerne fera bien vite oublier son physique pour n’être qu’une voix, qu’un timbre, qu’un souffle, pour n’être que ce voyageur, cet amoureux qui souffre, cette humanité qui cherche un chemin sans le trouver, mais qui trouve lui, le chemin qui touche le coeur et l’âme de chacun. Il n’est pas que dans une perfection de chant, et en cela il va plus loin que Dietrich Fischer-Dieskau, il va plus loin que la technique qu’il a laissée sur le chemin pendant ses errances pour ne garder que la quintessence, le souffle, la chaleur de l’âme dans ce froid glacial. Il a le timbre qui réchauffe les coeurs meurtris. C’est si beau ce long monologue intérieur à deux voix, que l’on se dit qu’il existe une beauté qui va au-delà de la perfection : la communion de deux artistes habités qui, comme Schubert le désirait ne font jamais éclater les forte ni éclater leurs sentiments.
Les image proposées par William Kentridge sont des images fortes, quelques fois dures, aux traits de fusain appuyés : l’eau sous ses aspects bénéfiques, mais aussi dans ses excès, apportant le malheur dans le trop, le couple dans cette recherche d’affection, les poteux indicateurs, le vol lourd de la corneille, les feuilles de l’arbre qui s’envolent pour ne laisser que le dénuement, et toujours cet homme qui marche, semblant savoir où il va, mais qui marche sans fin. Les images collent au texte et ne le dérangent pas, elles renforcent le côté sombre de ce voyage, nous entraînant vers un monde qui, lui, dérange.
Un moment intense duquel on ne sort pas indemne, mais surtout un moment de perfection. Au l’instant où nous sortons du concert, nous sommes tout de suite remis dans le contexte actuel, le couperet tombe, la représentation de ce soir, Le Turc en Italie n’aura pas lieu suite au mouvement de grève annoncé par les intermittents du spectacle. Quand réussirons-nous à faire de la beauté une priorité ?