Marseille, Opéra Municipal: “Boris Godounov”

Marseille, Opéra Municipal, saison 2016 / 2017
“BORIS GODOUNOV”
Opéra en sept tableaux, livret de Modeste Moussorgski, d’après la pièce d’Alexandre Pouchkine.
Musique de Modeste Moussorgski
Xenia LUDIVINE GOMBERT
Fiodor CAROLINE MENG
La Nourrice/ L’Hôtesse MARIE-ANGE TODOROVITCH
Boris Godounov ALEXEY TIKHOMIROV
Pimène NICOLAS COURJAL
Gregory/Dimitri  JEAN-PIERRE FURLAN
Chouisky LUCA LOMBARDO
Varlaam WENWEI ZHANG
L’Innocent  CHRISTOPHE BERRY
Andrei Tchelkalov VENTSESLAV ANASTASOV
Missaïl  MARC LARCHER
Nikitich/Officier de police JULIEN VERONESE
Mityukha JEAN-MARIE DELPAS
Orchestre et Choeur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale Paolo Arrivabeni
Chef du Choeur Emmanuel Trenque
Maîtrise des Bouches-du-Rhone. Directeur musical Samuel Coquard
Mise en scène, décors Petrika Ionesco
Lumières  Patrick Méeüs
Production Opéra Royal de Wallonie
Marseille, le 14 février 2017
Il est des spectacles sur lesquels les muses bienfaisantes semblent s’être penchées. Le Boris  Godounov présenté ce soir à l’Opéra de Marseille est de ceux-là. Venue de l’Opéra Royal de Wallonie, cette production a subi quelques changements. En effet, l’opéra de Modeste Moussorgski est souvent joué dans diverses versions. Deux sont du compositeur lui même, d’autres ont été revisitées par d’autres compositeurs tels que Nikolaï Rimski-Korsakov ou Dmitri Chostakovich par exemple, avec scènes rajoutées. Celle présentée à l’Opéra de Wallonie était la version revue par Moussorgski en 1872 où le peuple était le principal protagoniste ; Paolo Arrivabeni, qui déjà dirigeait cette production, a voulu présenter à Marseille l’édition originale de 1869 en sept tableaux. Plus courte, elle fait deBoris le personnage principal avec ses peurs, ses hallucinations et se termine sur sa mort impressionnante, point culminant de l’ouvrage. Petrika Ionesco est le metteur en scène et le créateur des décors, et c’est bien plus qu’une réussite. Ce monument de l’art lyrique, témoignage intemporel de la culture russe, nous présente le faste du couronnement du tsar dans une sobriété de moyen. Le génie de Petrika Ionesco (qui avait déjà signé la mise en scène à l’Opéra de Marseille pour sa dernière présentation de l’ouvrage en 1987), est d’avoir su représenter chaque scène avec une force et une intensité dignes des tsars de toutes les Russies. La profondeur de la scène est procurée par un plateau incliné et des choristes souvent concentrés sur les côtés, laissant une libre circulation dans la partie centrale. Le metteur en scène met en opposition la pauvreté du peuple et la richesse du clergé et du tsar, ce qui donne une lecture claire et d’un grand impact visuel. Des fragments d’icônes sur le sol et la charpente brisée du décor nous transportent immédiatement dans la Russie orthodoxe. Chaque scène est représentée avec justesse sans détails inutiles : dans le couvent de Tchoudovo, seul le pupitre où le vieux moine Pimène écrit l’histoire des tsars est important ; mais c’est aussi ici que le cauchemar du moine Gregori prendra toute sa dimension avec ces vieillards fantomatiques sortant d’un nuage de fumée. Une longue table sur laquelle l’aubergiste et le moine Varlaam esquissent quelques pas de danse, et nous sommes dans une taverne près de la frontière lituanienne sur fond d’exécution dans une forêt stylisée. Sobriété chez le tsar, au Kremlin, où trône le sarcophage du fiancé de Xenia, mort trop tôt, et qui se brisera durant les hallucinations de Boris dans un réalisme terrifiant. Quelques bancs pour la Douma où siègent les boyards, un immense trône doré surmonté de l’aigle bicéphale où s’assiéront Boris et plus tard le faux Dimitri, il n’en faut pas plus pour que la Russie soit sur la scène. La force visuelle vient aussi d’un emploi intelligent des personnages pensé dans chaque geste et dans ses moindres détails. Quel réalisme dans ce peuple qui suit les popes, les implorant à genoux, ou dans l’attitude de l’innocent moqué par les enfants. Petrika Ionesco suit la musique, empruntant ses rythmes dans des défilés avec étendards d’icônes, pour une marche rapide vers le pouvoir. Mais rien n’aurait pu être aussi marquant sans les lumières de Patrick Méeüs dont le travail est remarquable. Le sombre de l’âme tourmentée de Boris, l’éclat des dorures du clergé, l’éclairage du peuple ou les ombres portées du tsar, chaque changement de situation donne lieu à une atmosphère différente dans une grande justesse d’intension et d’interprétation. Malgré que son nom ne figure pas sur le programme, peut-on passer sous silence les magnifiques costumes que nous pensons être imaginés par Lili Kendara, puisqu’elle les avait signés pour la production de Liège en 2010. Si les vêtements du peuple sont en rapport avec ceux portés par les paysans russes, ils tranchent avec les somptueux manteaux des boyards. Les popes en noir, les surplis étincelants des patriarches, nous font directement entrer dans la splendeur des églises orthodoxes. Et que dire du manteau tissé d’or du sacre et du bonnet doré bordé de fourrure que Boris porte avec majesté.  Tout dans ce spectacle visuel est juste et imaginé pour marquer les esprits. Décor et mise en scène sont, dans un opéra, le support des voix ; et là encore, nous sommes gâtés. Un plateau homogène dans la puissance vocale et la justesse d’interprétation. Peut-on imaginer représenter cet opéra sans un monumental Boris, russe de surcroit ? Alexey Tikhomirov, qui avait remplacé Ruggero Raimondi dans la production de Liège est ici ce Boris. Immense par sa stature, sa voix est en rapport avec son physique. Jeu sobre mais expressif, il laisse transparaître ses sentiments, ses doutes, ses regrets de n’avoir pas su toucher son peuple. Sa mort, alors qu’il tombe de toute sa hauteur impressionne. Sa voix ample de basse russe remplit le théâtre de ses harmoniques. La scène des hallucinations fait ressortir une technique qui lui permet de projeter les notes dans chaque situation ou chaque sentiment sans forcer. Le moelleux et le velouté de sa voix ressortent dans les moments de tendresse avec le tsarevitch, et ces inflexions, ces intonations ne peuvent provenir que d’une vois russe. Mais quelle force vocale et scénique à faire trembler le Kremlin lorsqu’il empoigne et écrase Chouisky dans un réalisme féroce ! Alexey Tikhomirov est Boris dans tous ses éclats, dans toute sa puissance, mais aussi dans toute sa musicalité. C’est un monument qui fera référence. Face à lui, le Chouisky de Luca Lombardo pour un contraste détonant. Une voix de ténor face à la basse russe ! Mais quelle personnalité juste dans ce personnage fourbe et manipulateur, mais aussi quelle détermination vocale ! c’est avec l’investissement personnel qu’il met dans chacun de ses personnages, et sa technique sans faille, que Luca Lombardo aborde Chouisky et lui donne relief et dimension. Sa voix projetée aux aigus assurés passe sans jamais forcer dans une prononciation impeccable. Par son contraste avec Boris, par son implication vocale et scénique, Luca Lombardo fait de Chouisky un personnage de premier plan. Autre ténor déterminant dans cet opéra écrit pour des hommes aux voix graves, est le moine Gregory chanté par Jean-Pierre Furlan. Sa voix projetée et bien placée dans chaque registre est en parfaite adéquation avec son jeu et son personnage. Crédible vocalement avec des aigus puissants et sûrs, il l’est aussi scéniquement dans ses peurs ou ses affirmations. Christophe Berry est aussi un ténor. Il interprète de façon juste cet Innocent qui prévoit et pressant les choses. Sa voix claire au timbre harmonieux et sa diction aux inflexions adaptées au texte mettent en lumière ce personnage, témoin négligé, mais très important dans cet ouvrage par sa présence scénique et vocale. Pas moins de trois voix de basses dans cet ouvrage. Nicolas Courjal est Pimène, ce vieux moine qui sait, qui écrit et veut laisser un témoignage de de la vie de ces premiers tsars. Sa voix grave de basse, toujours appréciée que l’on avait applaudie à Marseille dans Le Roi d’Ys et que l’on attend dans Don Carlo s’est affinée, laissant entendre de jolis piani sur de bonnes respirations ; une voix homogène et ronde dans des aigus soutenus emportera les suffrages. Les notes légèrement poussées après l’attaque atténuent un peu la projection, mais jolis phrasés et belle compréhension musicale feront de son récit un beau moment de musique. Wenwei Zhang est le moine Varlaam, troisième rôle écrit pour une basse. Il chante et joue de façon remarquable donnant du relief et une grande crédibilité à ce moine buveur et jouisseur, n’hésitant pas à danser sur une table avec agilité. Il fait résonner ses graves avec facilité dans une belle projection des notes et des paroles. Sans doute, le fait d’avoir chanté dans la troupe des opéras de Dortmund ou de Zurich lui a-t-il apporté cette aisance scénique. Sa voix au timbre coloré passe avec aisance dans la ballade de Kazan. Ventseslav Anastasov est un baryton bulgare aux beaux accents slaves. Il est un Andrei Tchelkalov à la voix puissante et colorée dont la belle longueur de souffle et les aigus vaillants et projetés le feront remarquer. Julien Véronèse campe avec autorité cet officier de police brutal dans un jeu pertinent et une voix sonore bien placée. Vocalement en place, ce baryton-basse impose son personnage avec beaucoup de présence.Marc Larcher (Missaïl) et Jean-Marie Delpas (Mityukha), respectivement ténor et baryton, font preuve d’une belle présence dans une grande intensité scénique et vocale qui rythme leurs scènes avec efficacité. Dans cet opéra écrit pour des voix d’hommes, les femmes, dans des rôles courts, éclairent de leur présence cet ouvrage d’une grande noirceur. Ludivine Gombert est Xenia, la fille éplorée du tsar qui fait entendre ses plaintes d’une voix de soprano claire aux aigus sûrs. Marie-Ange Todorovitch, à la fois aubergiste et nourrice, apporte, comme elle sait le faire dans chaque interprétation, son talent vocal et scénique, donnant avec intelligence couleur et relief à cetteaubergiste. Très à l’aise aussi, Caroline Meng dans le rôle de Fiodor. Elle est ce tsarevitch à la voix juvénile qui apporte jeunesse et fraîcheur avec vivacité et musicalité dans une voix de mezzo-soprano timbrée et projetée. Si dans cet opéra le rôle de Boris est incontournable, le Choeur tient une place prépondérante. Dire que le Choeur de l’Opéra de Marseille est à la hauteur, est un terme assez faible. D’une présence scénique époustouflante il donne du mouvement, changeant de caractère au fil des scènes pour incarner avec justesse l’âme russe dans ses volte-face ; lamentations, cris de joie, chants liturgiques, quel travail, quelle discipline dans les attaques et les mouvements ! Cet investissement vocal et scénique, nous le retrouvons dans les choeurs d’hommes qui font ressortir les caractères du peuple ou des boyards arrogants. Très bel impact vocal et un grand bravo à leur chef Emmanuel Trenque. Belle intervention des enfants de la Maîtrise de Bouches-du-Rhone qui savent rythmer leur chant et leur jeu aux accents de la musique. Paolo Arrivabeni était à la baguette. Ce chef d’orchestre italien très apprécié du public, des musiciens et des chanteurs nous démontre ( mais ne le savions-nous pas déjà ? ) qu’il peut-être au top aussi bien dans la musique russe que dans les opéras italiens. Connaissant très bien l’orchestre et ses possibilité, il sait immédiatement trouver les sonorités personnelles et d’ensemble, pour faire sonner chaque soliste ou chaque pupitre dans des nuances choisies, en osmose avec le compositeur. Nous retrouvons ainsi les couleurs particulières à la musique russe, et plus spécialement à cette partition pour des éclats de cuivres, despiani de violons ou la couleur mystérieuse des alti en écho à Boris. Les contrastes, les respirations et les tempi justes animent cette partition qui ne peut-être comparée à nulle autre. Ce n’est pas un film à grand spectacle, c’est une fresque en plusieurs dimensions jouée sans entracte, où scène et orchestre, dans une union parfaite, font trembler le théâtre pour le sacre ou la mort de Boris dans une volée sonore de cloches. Une réussite ! Photo Christian Dresse