Festival d’Aix-en-Provence 2018: “Ognennÿ Angel” (L’ange de Feu)

Festival d’Aix-en-Provence, saison 2018
“OGNENNŸ ANGEL” (L’angel de feu)
Opéra en cinq actes et sept tableaux, livret du compositeur, d’après un roman de Valery Brioussov.
Musique Sergueï Prokofiev
Renata AUSRINE STUNDYTE
Ruprecht  SCOTT HENDRICKS
La Sorcière / La Mère supérieure AGNIESZKA REHLIS
Méphistophélès / Agrippa von Nettesheim ANDREÏ POPOV
Faust / Heinrich / L’inquisiteur KRYSZTOF BACZYK
Jakob Glock / Un Médecin PAVLO TOLSTOY
Mathias Wissmann / Le Cabaretier / Le Garçon d’auberge LUKASZ GOLINSKI
La Patronne de l’auberge BERNADETTA GRABIAS
Première Jeune femme BOZENA BUJNICKA
Seconde Jeune femme MARIA STASIAK
Orchestre de Paris
Choeur de l’Opéra National de Pologne
Direction musicale Kazushi Ono
Chef de Choeur Miroslav Janowski
Mise en scène Mariusz Trelinski
Décors Boris Kudlicka
Costumes  Kaspar Glarner
Lumière Felice Ross
Video Bertek Macias
Aix-en-Provence,  le 7 juillet 2018
En présentant L’Ange de feu de Sergueï Prokofiev, le Festival d’Aix-en-provence nous offre, après Adriane auf Naxos, un autre personnage féminin dans une autre forme de fidélité. Fidélité à un amant perdu, réel ou imaginé. Personnage aux multiples facettes, cette Renata, puisque ainsi elle se nomme, est envoûtante par son étrangeté. Est-elle, elle même envoûtée, a-t-elle tout inventé dans son hystérie ? Toujours est-il que ce récit tient la route est que, pendant les 2h3O que dure le spectacle, nous restons scotchés dans notre fauteuil dans une fascination totale. L’Ange de feu est un roman un rien autobiographique écrit en 1907 par Valery Bruissov qui a pour cadre l’Allemagne du XVIe siècle. Sergueï Prokofiev décide de le mettre en scène et en musique tout en centrant l’intrigue sur Renata, femme possédée par la vision d’un ange lumineux qu’elle nomme Madiel et qu’elle pense reconnaître en la personne d’Einrich, qu’elle aime et qui l’a abandonnée. Prête à tout pour le retrouver, elle entraîne dans sa chute un Ruprecht amoureux, lui-même envoûté par la violence et la complexité de cette femme. Prokofiev écrit la musique, bien sûr, mais aussi le livret, dramatique et puissant. Chaque personnage a son caractère propre mais faisant un tout dans cet opéra d’une violence inouïe. Entre mysticisme et hallucinations, Sergueï Prokofiev crée des liens musicaux, faisant de l’orchestre un véritable protagoniste, en se servant des Leitmotivs et des ostinato pour annoncer les personnages ou créer les atmosphères angoissantes. Il ne faut pas trop rechercher les phrases musicales, mais se laisser captiver par les flashes de musique toujours justes et appropriés. Composé entre 1919 et 1927, cet opéra créé en concert le 25 novembre 1954 au Théâtre des Champs-Elysées à Paris, avec Jane Rhodes (Renata) et Xavier Depraz (Ruprecht) dans une version française, ne sera jamais entendu par le compositeur décédé le 5 mars 1953. Mariusz Trelinski, directeur artistique de l’Opéra national de Pologne depuis 2008, présente la mise en scène. Homme de cinéma tout d’abord, il livre ici une vision d’un réalisme cru de l’oeuvre de Prokofiev. Nous n’entrons pas dans le moyen-âge allemand mais dans une Allemagne du milieu de siècle dernier qui ne dérange en rien l’authentique violence du propos. Les envoûtements archaïques ont fait place, depuis l’arrivée de Sigmund Freud, aux dérèglements psychologiques et l’on peu facilement comprendre qu’après un abus sexuel, la jeune Renata cherche protection et consolation auprès d’un ange au point d’en faire une obsession. Nous sommes ici dans un hôtel peu reluisant où Ruprecht rencontre Renata en proie à des  hallucinations. Les décors de Boris Kudlicka sont représentatifs des quartiers où se retrouvent prostituées, trans et même musiciens de seconde zone, avec enseignes lumineuses aux couleurs criardes. Un bar, une chambre avec salle d’eau. Sans tomber dans le misérabilisme, on imagine bien cet hôtel conçu dans une charpente métallique. Un étage préfigurera l’intérieur d’une chambre à Cologne. Revenus à l’étage inférieur, nous serons dans un internat de jeunes filles pour une hystérie collective qui enflammera la fin de l’opéra. Les décors changent au gré des lumières de Felice Ross qui fait montre ici d’une imagination réaliste : lumières tamisées pour l’hôtel, contre-jour pour la chambre de Cologne, rougeoyantes, ou plus blanches dans l’internat, mais toujours mesurées dans un souci de réalité. Les costumes de Kaspar Glarner bien marqués collent aux personnages sans qu’il soit besoin d’explications. Toujours dans une chambre, Renata est souvent en tenue légère, et Ruprecht en costume de commis voyageur, ce qu’il reste tout au long du spectacle. L’Inquisiteur, aveugle, porte un costume blanc et Agrippa est vêtu d’un grand manteau, affublé d’une longue barbe de mage. Tous, jusqu’à la Patronne de l’hôtel et son Cabaretier ont les costumes qui rendent évidents leurs rôles. Il est impossible de rendre ici en détails les 2h30 de spectacle. Mais on ne peut ignorer les débuts dans le cinéma du metteur en scène car nous pourrions être ici dans un film d’Andzej Zulawski ; dans une direction d’acteurs étonnante de véracité sans aucune fausse note, il fait évoluer les chanteurs dans un rythme en adéquation avec la musique. Si nous sommes conquis par le visuel scénique avec ses détails justes, sans exagération, dont les mouvements s’ajustent à la composition de Prokofiev, que dire des chanteurs dont les voix feront aussi le succès du spectacles, sinon que nous sommes ici en présence d’un cast d’exception. Ausriné Stundyté est une actrice extraordinaire, dotée d’une voix superbe. Sur elle repose cet opéra aux sentiments exacerbés. Rôle écrasant avec une présence sur scène presque continuelle qui exige un engagement total. Sa voix puissante d’une grande intensité dramatique subjugue Ruprecht mais aussi la salle entière. Possédée, certes, mais par un talent fou. Avec des aigus chantés d’une voix pleine, elle fait vivre ses émotions qui passent des moments forts de démence, à des accents de sincérité fragile. La voix maîtrisée ne déborde jamais de l’intensité souhaitée. Dans ce rôle qui pourrait s’apparenter à la Lulu d’Alban Berg, la soprano lituanienne est remarquable en tous points et d’une crédibilité qui nous laisse…sans voix. A ses côtés, et pour lutter contre les démons qui habitent Renata, Scott Hendricks est un Ruprecht, exceptionnel aussi, dont les émotions éclatent avec un naturel confondant. Passant de la stupéfaction au désir de viol, il devient cet amoureux prêt à tout pour garder cette femme qui l’a envoûté. Si l’acteur fait montre d’un investissement total, le chanteur est remarquable de justesse de voix et d’expression. Une voix grave et bien placée qui se prête à une introspection soutenue par l’orchestre. La colère projette sa voix avec force, mais l’abattement sait aussi la moduler dans une musicalité qui suit celle de l’orchestre. c’est la chute annoncée d’un amour de l’impossible. Dans un cast pratiquement slave, le baryton américain a su s’imposer dans une diction parfaite. A côté de ce couple à la personnalité écrasante, les autres chanteurs marquent avec autorité leur présence vocale et scénique. Voyante ou Mère supérieure, Agnieszka Rehlis est une mezzo-soprano au grave inquiétant, sonore et projeté. Autre personnage troublant, celui du Mage Agrippa von Nettesheim  chanté par le ténor russe Andreï Popov, personnage démultiplié qui deviendra Méphistophélès en projetant sa voix dans un carnaval satanique. Faust est aussi présent par la voix grave de Krysztof Baczyk pour une parodie de la Nuit de Valpurgis. Il sera aussi Heinrich et L’Inquisiteur plus alarmant que le diable en personne. Lukasz Golinski est un Cabaretier très juste,  Bernadetta Grabias un Patronne d’auberge qui impose son jeu et sa voix avec une grande pertinence et Pavlo Tolstoy un Jakob Glock plus qu’ambiguë. Nous citerons encore  Bozena Bujnicka et Maria Stasiak en Première et Seconde jeunes femmes dans une interprétation très en place. Le Choeur de l’Opéra de Pologne, préparé par Miroslaw Janowski est d’une grande perfection, tant par l’homogénéité des voix que par la justesse et la précision de leurs attaques dans chaque intervention, que ce soit en coulisses ou sur scène. L’Orchestre de Paris fait ici ressortir les sonorités et les intensions particulières au compositeur. D’une baguette incisive ou plus élargie, Kazushi Ono impose sa vision de l’oeuvre à un orchestre réceptif dont la compréhension rapide lui permet les brusques changements d’atmosphères ou de nuances, adaptées aux situations scéniques. D’énormes forte, qui ne couvrent jamais les chanteurs, ponctuent l’hystérie de Renata, mais de très belles nuances nous permettent d’entendre un Libera Me murmuré par le Choeur. Une lecture musicale intelligente qui démontre une grande connaissance de l’oeuvre, mais une grande souplesse d’un orchestre à l’écoute du chef et du plateau aussi. Une représentation époustouflante qui fait l’unanimité d’un public subjugué par la réalité artistique et le talent conjugué de tous. Photo by Pascal Victor/ArtComPress