Marseille, Opéra Municipal: “Madama Butterfly”

Marseille, Opéra Municipal, saison 2015 / 2016
“MADAMA BUTTERFLY”
Opéra en 3 actes, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, d’après la pièce de David Belasco
Musique de Giacomo Puccini
Cio-Cio San  SVETLA VASSILEVA
Suzuki   CORNELIA ONCIOIU
kate Pinkerton   JENNIFER MICHEL
Pinkerton  TEODOR ILINCAI
Sharpless  PAULO SZOT
Goro  RODOLPHE BRIAND
Le Bonze  JEAN-MARIE DELPAS
Yamadori   CAMILLE TRESMONTANT
Le Commissaire impérial  MIKHAEL PICCONE
L’Officier du registre  FREDERIC LEROY
Douleur  BASILE MELIS
Orchestre et Choeur de l’Opéra de Marseille
Direction musicale Nader Abassi
Chef du Choeur  Emmanuel Trenque
Mise en scène Numa Sadoul
Décors  Luc Londiveau
Costumes  Katia Duflot
Lumières  Philippe Mombellet
Marseille, le 16 mars 2016
En présentant le chef d’oeuvre de Giacomo Puccini ” Madama Butterfly “, l’Opéra de Marseille est assuré de procurer de grandes émotions musicales à un public marseillais toujours au rendez-vous. Pourtant, cet opéra que Puccini considérait comme le plus sincère et le plus expressif, fut un retentissant échec lors de la première représentation à La Scala de Milan le 17 février 1904. Les nouvelles perspectives dramatiques et musicales présentées par le compositeur ne plaisent pas et déclenchent même rires et chahut. Puccini se remet au travail avec ses librettistes et remanie son opéra. Initialement conçu en deux actes, il sera, après quelques coupures, présenté en trois actes. Donnée à Brescia le 28 mai 1904, ” Madama Butterfly ” obtient d’emblée un immense succès jamais démenti jusqu’à ce jour. L’écriture musicale de Puccini est ici un mélange extraordinaire de composition traditionnelle occidentale avec quelques touches d’exotisme ou d’hymne américain, qui donnent cette impression d’authenticité. C’est une musique sincère qui colle à l’histoire et au texte dont les paroles justes marquent émotionnellement. Cette musique faite de touches colorées en oppositions, est sans conteste une merveille de justesse et d’inventivité. La production qui nous était présentée ce soir est une reprise déjà donnée à l’Opéra de Marseille en 2004 et en 2007 et plus récemment à l’Opéra de Toulon. Numa Sadoul est le metteur en scène. Restant au plus près du livret, il nous fait entrer dans l’intimité d’une maison japonaise où la dignité et l’intégrité des sentiments remplacent l’opulence. Un décor unique, une petite maison de pêcheur au toit de paille, près de la mer, renforce la tension contenue dans ce drame intimiste où le jeu des sentiments est l’élément majeur de l’opéra. Et ici tout est juste, des expressions aux gestes, aux déplacements, sans sensiblerie, mais avec beaucoup de finesse. Numa Sadoul a fait un remarquable travail de direction d’acteurs, introduisant des jeux d’enfants qui apportent un certain mouvement dans ce décor minimaliste. Il fait de Pinkerton un lieutenant de marine un peu emprunté et sans grand charisme, en jouant sur le physique et l’âge du chanteur, en opposition avec un consul dont l’humanité et la classe indéniable contrastent avec la désinvolture du jeune américain. Se servant de l’allure d’une Butterfly plus vraie que nature, dont la mobilité et la grâce naturelle enchantent l’oeil, il nous propose des images d’une émotion intense, aidé en cela par les éclairages. De jolies idées aussi, telle l’arrivée de Cio-Cio San sous un dais de tissu blanc. Cette production qui pourrait paraître désuète n’a pas pris une ride, pouvant même être intemporelle tant les couleurs qui vont du bleu du ciel ou de la mer, au bistre de la maison et de la jonque font penser à certaines estampes. Les lumières réglées par Philippe Mombellet jouent le jeu du metteur en scène en créant des images où tout est suggéré plus qu’imposé, en harmonie avec la culture japonaise toute en retenue, avec des éclairages indirects ou rasants, des clairs obscurs, des clairs de lune ou des lumières blanches les jours de grand soleil. Luc Londiveau a su créer un décor au charme suranné : une petite maison en bois, une jonque où les jeunes mariés passeront leur nuit de noces, un ponton sur la mer d’où Cio-Cio San scrutera l’arrivée des navires. Les costumes de Katia Duflot se fondent dans cette atmosphère de dignité avec des teintes passées pour les kimonos des japonaises ou des couleurs plus affirmées pour ceux des hommes. Le kimono de Cio-Cio San, respecte le blanc des mariages traditionnels au Japon, avec de longues manches qui flottent telles les ailes d’un papillon. Le costume sobre de Sharpless donne la réplique à l’élégante robe de Kate Pinkerton ; l’uniforme du lieutenant de marine restant blanc. Rien, pas même l’apparition du Bonze tout blanc lui aussi, ne viendra changer cette atmosphère lourde, où le drame reste intérieur, simplement ressenti par les oppositions de nuances et de rythmes. Plus que dans ” La Bohème ” ou ” Tosca “, le génie de Puccini éclate dans chaque note écrite pour les instruments solistes, ou les attaques piani des chanteurs. Svetla Vassileva est cette toute jeune fille naïve qui, croyant à l’intégrité des sentiments des occidentaux, renonce à ses croyances et à ses traditions par amour et loyauté pour son bel officier. Physiquement elle est Cio-Cio San. Adaptant gestes et attitudes aux situations sans aucune affectation, elle est d’une grande crédibilité. Si vocalement on peut lui reprocher ces forte trop poussés qui font ressortir un vibrato large et rendent ses aigus stridents, sa voix est, en revanche, très mélodieuse dans les piani. Le médium rond, chaleureux et coloré est chanté avec une excellente diction et une bonne projection. Avec des sentiments qui s’expriment à fleur de voix et de jolis pianissimi sur le souffle, Svetla Vassileva chante avec beaucoup plus de souplesse tout en nous faisant entendre de belles nuances. Elle alterne charme, douceur, tempérament et colère avec le même naturel et fait preuve d’une grande musicalité lors des duos. Parfaite dans son interprétation, on gardera le souvenir d’une Cio-Cio San, touchante jusque dans sa mort, pratiquant le Seppuku, traditionnellement réservé aux hommes, face à la mer où elle s’effondre comme clouée à un mât telle un papillon. C’est une image forte, et l’appel de Pinkerton, resté sans réponse résonnera longtemps à nos oreilles. Cornelia Oncioiu incarne ici Suzuki pour sa première invitation sur la scène marseillaise. Si cette mezzo-soprano roumaine ne nous avait pas totalement convaincus le mois dernier à l’Opéra de Toulon dans ” Pelléas et Mélisande “, alors qu’elle interprétait le rôle de Geneviève, elle semble ici beaucoup plus à son aise. Certainement l’écriture italienne lui sied mieux que celle de Claude Debussy. Possédant une voix large au timbre coloré, Cornelia Oncioiu se permet des aigus éclatants et chaleureux sur une belle longueur de souffle. Si sa voix demanderait à être un peu plus projetée dans les graves, elle est néanmoins d’une grande homogénéité, ce qui lui permet de garder sa couleur dans chaque registre. Cornelia Oncioiu, nous livre ici une Suzuki scéniquement parfaite, qui sait faire passer l’émotion contenue dans sa voix ; le duo des fleurs avec Cio-Cio San, sera d’une grande intensité dramatique. Jennifer Michel est une Kate Pinkerton que l’on sent humaine dans ses brèves phrases chantées avec beaucoup de musicalité. Teodor Ilincai est ce Pinkerton, par qui le malheur arrive. Plus inconséquent qu’arrogant, ce jeune lieutenant de marine désinvolte, qui ne mesure pas la portée de ses actes, a la voix qui correspond à son physique. C’est un ténor vaillant aux aigus sûrs, projetés et sonores. En 2014, alors qu’il interprétait Alfredo ( La Traviata ) sur cette même scène, nous lui reprochions son manque de legato. Si la voix s’est assouplie depuis, il lui reste encore un peu de raideur dans l’expression. Il faudra attendre le dernier acte pour que l’émotion se fasse sentir. Sa voix, comme celle de Svetla Vassileva, est beaucoup plus musicale dans le piano, lorsque le timbre s’arrondit. De beaux duos avec Cio-Cio San, mais aussi avec Sharpless chantés dans un médium coloré. C’est une interprétation réaliste pour un Pinkerton  très crédible. Nous retrouvons avec un immense plaisir Paulo Szot, le baryton que nous avions aimé dans ” Eugène Onéguine ” présenté à Marseille en 2004, et qui nous avait émus aux larmes dans son interprétation de Donato dans ” Maria Golovine “,  l’opéra de Gian Carlo Menotti, joué en 2006 en présence du compositeur. Il sera ce soir Sharpless. Souvent interprété sans grand caractère, ce rôle prend ici une dimension inattendue ; en effet, avec la voix et l’intelligence de jeu du baryton brésilien, Sharpless, devient un rôle clé autour duquel s’articulent les différentes scènes. Avec une subtilité d’intentions et une grande justesse d’expression, Paulo Szot humanise le personnage face à un Pinkerton sans grande consistance. Un choix du metteur en scène qui fait mouche et éclaire d’un jour nouveau certains aspects de l’oeuvre. Cette recherche psychologique des personnages fera en grande partie le succès de cette représentation. Vocalement Paulo Szot est en grande forme. Nous apprécions le velouté de sa voix profonde et son homogénéité. La musicalité du phrasé se perçoit dans chaque intervention mais aussi dans chaque geste tant ils sont faits en respectant la musique et ses respirations. Retenu longtemps sur les scènes de Broadway, il reprend les chemins de l’opéra et nous espérons vivement pouvoir l’applaudir de nouveau très vite à Marseille, tant nous sommes séduits par son jeu et la justesse de son chant. Goro, est un autre rôle de second plan joué avec imagination. Rodolphe Briand en fait un personnage réel, coloré sans exagération qui anime la scène avec subtilité. Vocalement très en place, sa voix de ténor se fait entendre avec justesse et expressivité. Aussi bien dans ” Manon”, que dans ” Madama Butterfly “, Rodolphe Briand nous livre toujours des rôles de composition d’une grande finesse. Jean-Marie Delpas, très à l’aise dans ses interprétations incarne ici un Bonze inquiétant dont la voix bien placée de baryton résonne comme une menace. Camille Tresmontant et Mikhael Piccone, respectivement Yamadori et le Commissaire impérial, tout à fait en place vocalement sont à la hauteur de ce plateau homogène. le Choeur de l’Opéra de Marseille bien préparé par Emmanuel Trenque, épouse cette mise en scène par le jeu et l’émission des voix. Les ” Cio-Cio San ” pleins de reproches, chantés par les femmes qui résonnent jusque dans le lointain, amplifient la tension créée par l’arrivée du Bonze. On n’oubliera pas le jolie prestation du jeune Bazile Mélis, dans l’interprétation touchante de Douleur, le fils de Cio-Cio San. Nader Abassi, était à la tête de l’orchestre de l’Opéra de Marseille. Ce chef égyptien, toujours apprécié par le public et les musiciens, nous livre ici sa perception de ” Madama Butterfly “. Avec les gestes larges et élégants qu’on lui connaît, il fait ressortir les oppositions de nuances, essentielles dans cet ouvrage. Si le chef d’orchestre se sert de tempi vifs pour faire sentir l’inquiétude et la fébrilité de Cio-Cio San, il sait aussi alterner rythmes et phrasé dès que les sentiments changent. C’est une ” Madama Butterfly ” expressive, aussi bien sur la scène que dans la fosse et, si l’orchestre est quelques fois un peu trop fort, il ne couvre jamais les voix. la tension dramatique passe par le chef d’orchestre avant d’atteindre le public de plein fouet. Cette représentation au plus près du texte, a su toucher un auditoire souvent au bord des larmes ; une émotion qui se traduit par un éclat d’applaudissements. Photo Christian Dresse