Après le magnifique Lohengrin de fin de saison dernière, Paolo Arrivabeni est de retour à Marseille pour diriger Simon Boccanegra. Entre deux répétitions il répond à nos questions pour un moment de partage musical.
C’est un parcours assez conventionnel en fait. J’ai commencé l’étude du piano à l’âge de huit ans et la composition un peu plus tard. Etant natif de Mantoue, à quatorze ans j’ai tout naturellement continué mes études musicales dans le conservatoire de cette ville, ainsi qu’au conservatoire de Parme. Pianiste de formation j’ai, plus tard, été engagé comme chef de chant au Teatro Regio de Turin. J’aimais l’opéra, et ce poste est sans doute le plus intéressant pour connaître et approfondir les rouages d’une scène d’opéra ; il procure surtout une grande connaissance des rôles, du choeur, mais aussi de la partie orchestrale de chaque ouvrage. On m’a ensuite offert le poste de chef assistant au Teatro Comunale de Bologne où Daniele Gatti était directeur musical. Il m’a fait confiance en me laissant diriger le dernier spectacle des séries d’opéras ; j’ai beaucoup appris à ses côtés. Un directeur de festival était dans la salle et m’a engagé pour diriger, un autre, directeur de théâtre, m’a invité dans son théâtre. Ainsi a débuté ma carrière de chef d’orchestre. J’ai sans doute été là, au bon moment.
Qu’est-ce qui vous passionne dans la direction d’orchestre ?
Il y a deux choses. Tout d’abord la passion des voix et de l’opéra. Il est merveilleux de diriger et d’accompagner les voix. C’est un travail intense et d’une grande responsabilité car, contrairement à un orchestre, il est facile de mettre en difficulté ou de déstabiliser un chanteur si l’on n’y prend pas garde, et le rôle d’un chef d’orchestre, pour un spectacle réussi, est justement de mettre en évidence les qualités des interprètes, en accord avec la partition. Mais l’amour de l’opéra ne fait pas oublier le plaisir de diriger un orchestre avec cette immense palette de couleurs différentes et cette recherche continuelle du son. Chaque orchestre a un son particulier, et il faut l’amener à ce que vous voulez entendre. Etre un chef d’orchestre ne se réduit pas à battre la mesure. En tant que musicien je trouvais le piano un peu réducteur, alors qu’avec les différents instruments qui composent l’orchestre vous avez des possibilités infinies de nuances et de couleurs. Un pianissimo extrême des violons ou un fortissimo des cuivres, vous ne l’obtiendrez jamais avec un piano. Vous comprendrez donc que pour moi, sculpter le son d’un orchestre est un des sommets de la musicalité et, si vous ajoutez à cela les voix, alors…
Vous souvenez-vous de vos premières émotions musicales ?
Mes premiers souvenirs intenses, je ne saurais dire, mais deux m’ont si profondément marqué qu’ils ont laissé en moi un souvenir indélébile. J’avais assisté à une représentation de Tosca à Salzbourg, avec Luciano Pavarotti dans le rôle de Mario Cavaradossi et Joséphine Barstow dans celui de Floria Tosca avec le Berliner Philharmoniker et Herbert von Karajan à la baguette, vers la fin de sa vie ; ce fut un réel choc musical qui m’habite encore. Il y a eu aussi un concert où Claudio Abbado dirigeait le Wiener Philharmoniker dans un concerto de Beethoven avec Maurizio Pollini au piano. Il y a comme cela, des moments qui vous marquent pour la vie.
Quelles- sont les difficultés que rencontre un jeune chef d’orchestre ?
Je trouve la situation plus difficile actuellement. Il y a beaucoup de postulants et si vous passez par un conservatoire, peu d’années d’étude. Alors, lorsque vous quittez l’établissement un diplôme en poche, vous ne savez rien. Un directeur vous engage sur la foi des médias ou la proposition d’un agent, et une ascension trop rapide vous fait très souvent ressentir le manque d’expérience. Je conseillerais à un jeune chef, de prendre son temps, de travailler avec beaucoup de sérieux et d’essayer le plus possible de côtoyer les chefs d’orchestre plus anciens qui ont tout à leur apprendre. Le savoir se transmet, et c’est la chose la plus importante.
Vous êtes resté de nombreuses années directeur de la musique à l’Opéra Royal de Wallonie à Liège. Les responsabilités empiètent-elles beaucoup sur le temps dédié à la musique, vous sentez-vous plus libre maintenant ?
J’avais évidemment de grosses responsabilités. Je devais m’occuper de l’organisation, du fonctionnement de l’orchestre, des concours de recrutement…En neuf années j’y ai dirigé 26 ouvrages (191 spectacles) plus les concerts. Mais ce fut une période magique. En 2007 j’ai dirigé Nabucco comme chef invité puis, en 2008, Macbeth que j’ai repris en 2017 et, si l’on écoute ces deux enregistrements, l’on constate d’énormes différences. C’est le résultat de neuf années de travail avec l’orchestre. Un chef titulaire est très important pour un orchestre, il le fait progresser dans une continuité et, sans doute, progresse-t-il avec lui. Chaque chef a une approche et une sensibilité différentes et si l’orchestre change trop souvent de chef, il ne pourra jamais trouver et conserver son identité sonore. Prenez pour exemple le Berliner Philharmoniker avec le son Karajan si caractéristique, après il y a eu le son Abbado, le son Rattle, aussi caractéristiques, mais différents. Je me considère comme un artisan de la musique et, lorsque vous travaillez longtemps avec le même orchestre, en plus d’un travail artistique et musical, vous avez tout un côté psychologique. Vous savez ce que vous pouvez demander et obtenir des musiciens. Ce côté est tout à fait passionnant. Evidemment, diriger en free lance offre de nombreuses possibilités et opportunités. Je dois prochainement diriger au Staatsoper de Hambourg, au Polish National Opera de Varsovie, au Festival Rossini de Pesaro…
De par le monde vous dirigez des opéras de Puccini, Beethoven, Moussorgski, Wagner… Y a-t-il un compositeur plus cher à votre coeur ?
En dehors du répertoire italien, Lohengrin était, je ne dirais pas un fantasme, mais une très forte envie de direction. J’y pensais sans savoir exactement si cela serait possible. Cette invitation à Marseille a comblé mes désirs. Tout d’abord parce que j’aime cette maison où le travail se fait en étroite collaboration, ensuite pour les chanteurs, certains habitués à chanter Wagner dans le cadre du Festspielhaus de Bayreuth et aussi, et cela est très important, parce que la mise en scène de Louis Désiré correspondait à ma sensibilité et à l’idée que j’avais de cette oeuvre. Tout a fonctionné et le succès était au rendez-vous. Un travail personnel sur la partition de deux années tout de même, mais un travail passionnant. Ceci dit, chaque oeuvre que je dirige me procure un grand plaisir, répertoire ou non, ainsi le Boris Godounov dirigé à Liège, Marseille, et que je reprends bientôt à Genève.
En 2017 vous avez dirigé pour la première fois aux Chorégies d’Orange (Aïda). Diriger dans ce vaste théâtre à ciel ouvert, un challenge ?
Evidemment ce lieu est impressionnant et un grand travail est nécessaire pour adapter le son de l’orchestre, qui est pratiquement au niveau du plateau, avec les chanteurs qui évoluent sur une scène immense ; une fois évalués ces paramètres, l’expérience est très intéressante et offre au chef d’orchestre une autre dimension pour l’expression et le volume, mais demande aussi une grande précision à cause des distances. Un cadre des choeurs bien préparé et habitué à ce vaste lieu facilité la tâche. Diriger Aïda aux Chorégies d’Orange où tout s’est bien passé a été une expérience enrichissante mais surtout très agréable.
La mise en scène influence-t-elle le chef d’orchestre ?
Absolument. La mise en scène crée les atmosphères et donne une certaine ligne aux chanteurs et, automatiquement, il y a un rythme scénique et visuel.
Un chef d’orchestre s’adapte-t-il à la personnalité des chanteurs ?
Oui, nécessairement. Pour un même rôle les voix diffèrent, avec des capacités différentes aussi. Si un chef d’orchestre peut intervenir au sujet d’un rythme, de certaines respirations ou de phrases musicales jouées aussi à l’orchestre, il est contreproductif de vouloir imposer certaines choses à un chanteur qui ne peut pas les faire, le mettant ainsi en danger. L’on peut discuter et essayer de s’adapter, les répétitions servent aussi à cela, à échanger, à se comprendre. La musique n’est jamais mécanique et si le chef d’orchestre a le rôle d’un coordinateur musical, il est aussi un interprète.
Vous considérez-vous comme un chef spécialiste d’opéras ?
Peut-être pas. Je dirige aussi des concerts symphoniques et j’y prends un réel plaisir, mais je me sens très à l’aise avec l’opéra ; comme je vous l’ai dit j’aime les voix et c’est un travail d’équipe. Lorsque vous passez plus d’un mois avec les mêmes personnes presque en huis clos, une certaine intimité se crée, que ce soit avec la scène ou avec les musiciens. Pour un concert symphonique, je ne dirais pas que l’échange est plus superficiel, mais il est plus court et ne dure pas plus d’une semaine. Ce qui est nettement plus difficile pour tout le monde est l’opéra version concert qui demande une concentration plus intense à chaque musicien et, pour les chanteurs, il est beaucoup plus malaisé d’entrer dans un personnage pour chanter une phrase privé de l’expression scénique. Et, ne croyez pas, c’est aussi plus difficile pour le chef d’orchestre.
Pensez-vous qu’il faille moderniser l’opéra pour le faire perdurer ?
Je dirais actualiser. L’on dit dépoussiérer en ce moment. Il est peut-être dangereux de jamais rien changer, mais il est aussi dangereux d’aller trop loin dans le changement. Il y a des mises en scène qui respectent la musique et d’autres pas. Changer la psychologie des personnages par exemple n’apporte rien de très bon à l’ouvrage. Il est pour moi important de rester dans le style et dans une certaine tradition.
Je dirais actualiser. L’on dit dépoussiérer en ce moment. Il est peut-être dangereux de jamais rien changer, mais il est aussi dangereux d’aller trop loin dans le changement. Il y a des mises en scène qui respectent la musique et d’autres pas. Changer la psychologie des personnages par exemple n’apporte rien de très bon à l’ouvrage. Il est pour moi important de rester dans le style et dans une certaine tradition.
J’aime cet opéra, peut-être le plus sombre de Giuseppe Verdi. Pensez, deux voix de baryton et deux voix de basse pour de grands rôles avec des duos magnifiques baryton/basse, le ténor n’étant pas ici un ténor romantique. Moins joué que certains autres Verdi, c’est pourtant une oeuvre monumentale que j’ai eu le plaisir de diriger à Cagliari et à Dresde. Nous avons la chance, ici à Marseille, d’avoir pour metteur en scène Leo Nucci, qui est lui-même un immense Boccanegra à la scène. Il nous offre une mise en scène classique dans un grand respect des chanteurs et de la tradition verdienne. Je dis souvent que cet ouvrage est une écriture pour contrebasses tant il y a des phrases à l’orchestre écrites pour ces registres profonds. La structure musicale est délicate, laissant aux chanteurs la liberté d’une expression intérieure. Ils sont tous en prise de rôle. C’est peut-être un peu délicat, mais ils sont plus disponibles et plus ouverts pour une unité d’expression musicale loin de certains repères que donne une trop longue fréquentation d’un rôle. Travailler en étroite collaboration avec l’artiste qu’est Leo Nucci est un réel plaisir.