Festival d’Aix-en-Provence 2019: “Aufstieg und fall der stadt Mahagonny”

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, édition 2019
“AUFSTIEG UND FALL DER STADT MAHAGONNY” (Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny)
Opéra en trois actes, livret de Bertold Brecht
Musique Kurt Weill
Leokadja Begbick KARITA MATTILA
Fatty, der “Prokurist” ALAN OKE
Dreieinigkeitsmoses SIR WILLARD WHITE
Jenny Hill ANNETTE DASCH
Jim Mahoney NIKOLAI SCHUKOFF
Jack O’Brien/Tobby Higgins SEAN PANIKKAR
Bill, genannt Sparbüchsenbill THOMAS OLIEMANS
Joe, genannt Alaskawoljoe PEIXIN CHEN
Six Filles de Mahagonny KRISTINA BITENC, CATHY-DI ZHANG, THEMBINKOSI MAGAGULA, MARIA NOVELLA MALFATTI, LEONIE VAN RHEDEN, VEERLE SANDERS
Philharmonia Orchestra, Choeur Pygmalion

Direction musicale Eza-Pekka Salonen
Chef de Choeur Richard Wilberforce
Mise en scène Ivo Van Hove
Snénographie et lumière Jan Versweyveld
Costumes An d’Huys
Vidéo Tal Yarden
Dramaturgie Koen Tachelet
Aix-en-Provence, le 9 juillet 2019
Poursuivant sa quête d’originalité, Pierre Audi nous propose, pour sa première édition du Festival d’Aix-en-provence, “Grandeur et décadence de Mahagonny” opéra de Kurt Weill sur un livret de Bertold Brecht. Oeuvre coup de poing  pour cet opéra qui fait rimer audace et engagement ; une oeuvre basée sur le pouvoir dévastateur de l’argent  créée à Liepzig en 1930 sur fond de scandale, en pleine montée du nazisme et chute de la République de Weimar. Le nouveau régime interdira d’ailleurs toutes les oeuvres du compositeur. L’intrigue se passe en Amérique où trois personnages, pour échapper à la police, créent en plein désert la ville de Mahagonny. Mais l’oeuvre de Kurt Weill, inspirée par la musique de cabaret du Berlin des années 30 ne peut pas effacer les références à son pays natal. A mi-chemin entre théâtre et opéra, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny est une critique sociale aux accents moralisateurs qui dénonce le pouvoir de l’argent qui enferme plus qu’il ne libère. Après avoir été épargnée par un ouragan dévastateur, la ville de Mahagonny festoie à outrance et déclare que tout y est permis, avec pour seules règles, faire bombance, faire l’amour, boire et se battre. Jack succombera à une indigestion, Joe tombera sous les coups de plus fort que lui après avoir décidé de se battre par orgueil et pour de l’argent et, comble d’ironie, Jim sera condamné à mort par cette ville qui l’a ruiné ; motif d’accusation : pauvreté, plus aucun dollar. Ivo Van Hove, qui avait été récompensé par un “Molière” pour sa superbe mise en scène de la pièce “Les Damnés” créée au Festival d’Avignon reprend un peu ici le même schéma. Pas de décor, une structure métallique sur un mur vert où se déploie un grand écran. Il reprend l’idée du théâtre épique de Bertold Brecht : succession de tableaux indépendants, panneaux explicatifs, aidé en cela par le décalage entre la musique et le texte. Une musique imagée aux rythmes entraînants qui, si elle est quelques fois dissonante reste toutefois tonale. Un théâtre qui se veut moderne, sans grands moyens apparents mais qui n’hésite pas à suggérer l’ouragan à l’aide d’énormes ventilateurs. Cette histoire cruelle où se côtoient chercheurs d’or, prostituées et mère maquerelle, nous présente quelques scènes à la limite de la vulgarité atténuées par les phrases musicale et leur rythme ; (génie de Kurt Weill) pour une musique populaire qui reste dans le bon goût et emploie des instruments originaux pour l’opéra tels le saxophone, le bandonéon ou le banjo avec des airs que l’on fredonne : Alabama song, Benares song. Les mouvements suivent les rythmes avec fluidité ce qui évite tout ennui. Les lumières de Jan Versweyveld son appropriées à cette forme de théâtre, sombres, crues où dorées avec quels clairs obscurs imitant le Caravage. Les costumes signés An d’Huys sont contemporains sans ostentation avec quelques dessous féminins qui dévoilent l’anatomie des prostituées. Un plateau de rêve pour cet ouvrage avec la soprano finlandaise Karita Mattila, superbe de véracité et d’efficacité dans ce rôle de mère maquerelle. Elle impose sa voix claire mais prenante aux aigus puissants et aux graves sonores avec aisance et réalisme, faisant du rôle de Leokadja Begbick un des piliers de cet ouvrage. Annette Dasch est aussi parfaite dans cette prostituée au grand coeur dans une voix large et projetée d’une grande justesse. Une voix qui sait se faire sensible pour un Alabama song ou un joli duo d’amour avec Jim Mahoney alors que deux grands oiseaux volent côte à côte sur l’écran. Moment poétique ! La belle soprano allemande impose le personnage de Jenny Hill avec aisance et dans toute sa réalité. Les Six filles de Mahagonny, Kristina Bitenc, Cathy-Di Zhang, Thembinkosi Magagula, Maria Novella Malfatti, Leonie Van Rheden, Veerle Sanders, effaicaces, talentueuses et aguicheuses, assument ces rôles de filles de joie avec une authenticité de bon aloi. Superbe Nikolai Schukoff dans le rôle de Jim Mahoney d’une grande crédibilité, passant de la colère à l’abattement tout en se laissant aller à de brefs moments d’espoir et de sentimentalité en compagnie de Jenny. Anti Héros mais ténor héroïque à la voix puissante et projetée sans forcer. C’est dans un bon contrôle et d’une voix pleine et prenante, aux accents dramatiques qu’il se laisse aller à la nostalgie. Une interprétation forte qui marque l’ouvrage. Si Willlard White, qui est ici Dreieinigkeitsmoses, Si la voix n’a plus la puissance du Wotan qu’il a été, il n’en reste pas moins un Dreieinigkeitsmoses imposant aux graves profonds, aux côtés du ténor britannique Alan Oke qui interprète Fatty, der “Prokurist” avec justesse et assurance dans une voix projetée. Les bûcherons venus de l’Alaska avec Jimmy sont remarquables de mise en place et de compréhension de l’ouvrage :  Sean Panikkar (Jack O’Brien/Tobby Higgins) à la voix claire et musicale, Thomas Oliemans (Bill) au timbre intéressant et rond, Peixin Chen (Joe) à la voix grave et profonde. Admirable Choeur Pygmalion très bien préparé par Richard Wilberforce, qui fait preuve d’investissement et de musicalité dans une grande homogénéité de voix. Mais aussi superbe Philharmonia Orchestra d’une précision horlogère dans les rythmes, sachant faire preuve de lyrisme dans certaines phrases ou de mystère avec le tremolo des cordes. Esa-Pekka Salonen, chef efficace mais d’une grande musicalité sait comment faire résonner son orchestre dans les moments forts pour un déferlement orchestral qui laisse résonner les cuivres. Oeuvre écrite et composée de conserve par Bertold Brecht et Kurt Weill, pour donner à réfléchir plutôt que distraire. Oeuvre jouée ici de façon assez dramatique souvent en décalage avec la partition comme voulu par le compositeur. Spectacle prenant de bout en bout dans une exécution admirable. Un spectacle très fort ! Photo Pascal Victor / Artcompress