Festival de Pâques 2021: Gérard Caussé & Viktoria Postnikova

Théâtre des Bernardines, Marseille, saison 2021 
Alto Gérard Caussé
Piano Viktoria Postnikova
Modeste Moussorgski: “Tableaux d’une exposition”
Dmitri Chostakovitch:  Sonate pour alto et piano, opus 147 I. Modérato II. Allegretto III. Adagio
Marseille, le 24 mars 2021 en streaming
L’on croyait que le Festival de Pâques serait annulé, comme l’année précédente, à cause des mesures sanitaires imposées par la covid 19. C’était compter sans la détermination, l’acharnement même de ses directeurs fondateurs Dominique Bluzet et Renaud Capuçon avec le soutien indéfectible, depuis le début, du CIC. 16 concerts seront captés en direct pour un streaming journalier. Le Festival de Pâques d’Aix-en-Provence s’invite donc chez nous cette année. Quelques journalistes auraient toutefois la possibilité d’assister aux concerts en direct pour des comptes rendus. C’est ainsi que nous avons pu assister le 24 mars, en avant-première du festival qui allait débuter le 27 mars, à un concert donné à Marseille, hors les murs du Grand Théâtre d’Aix-en-Provence, dans le très intime et très joli petit Théâtre des Bernardines dont Dominique Bluzet est aussi directeur. Une ancienne chapelle aux voûtes de pierre soutenues par des colonnes corinthiennes. En première partie, Viktoria Postnikova se met au piano pour nous interpréter une œuvre emblématique du compositeur Modeste Moussorgski: Tableaux d’une exposition. Œuvre très originale par sa conception et son inspiration ; d’une grande difficulté pour l’interprète, elle demande aussi une grande force physique. Initialement composée pour le piano, ces Tableaux vont inspirer plusieurs compositeurs qui en donneront des formes orchestrales. L’orchestration de Maurice Ravel qui date de 1922 est certainement la version la plus jouée. Ce sont des dessins et aquarelles de Victor Hartmann, ami du compositeur, qui ont donné à ce dernier l’idée de cette composition et nous nous promenons avec lui dans cette exposition, allant d’un tableau à un autre. Dix scènes qui ont inspiré le peintre et que le compositeur anime et colore avec des accents tirés du plus profond de sa Russie et de son folklore. Viktoria Postnikova prend à bras le corps son piano et l’exposition tout entière avec force, passion et une technique à couper le souffle. Sous ses doigts précis et dans un jeu clair, nous admirons les tableaux avant de reprendre le pas de promenade sur un même thème transposé, modulé dont un seul est dans un mode mineur. Nous voyons avec elle Gnomus, couleurs sombres et démarche saccadée, la tristesse d’un Vecchio Castello, avec de grandes respirations qui amènent le mystère et des nuances plus piano nostalgiques. Plus de mouvement aux Tuileries où les enfants jouent, se chamaillent dans la lumière des jardins. Dans un tempo allant et dans un jeu franc, c’est avec vélocité et netteté que la pianiste nous mêle aux jeux de ces enfants. Mais l’âme russe de Moussorgski revient dans Bydlo. Viktoria Postnikova nous entraîne avec elle dans cette image sans joie ; derrière la charrette nous peinons avec les bœufs sous le poids de la charge, les pas pesants des bêtes scandés par une main gauche puissante et lourde. Belles atmosphères créées par la pianiste qui nous emmène, après une courte promenade en mode mineur, vers des Poussins s’agitant dans leurs coques sous les doigts précis de la soliste. Pépiements, piqué des notes et des petits becs. Autre atmosphère dans ce jeu personnalisé avec Samuel Goldenberg et Schmuyle dans un discours qui oppose le riche et le pauvre, belle interprétation, beau ressenti qui fait ressortir les couleurs plus sombres et les sentiments de chacun. Mais autres couleurs pour les commérages des femmes sur le Marché de Limoges où l’agitation règne. Point d’agitation dans les Catacombes mais inquiétude avec une main gauche virile. Quelques dissonances démoniaques pour une Baba-Yaga à la démarche boiteuse, puis solennité et force pour La Grande porte de Kiev, monumentale, accompagnée de cloches dans de grands sauts d’octaves. Une interprétation en tous points remarquable, une visite guidée colorée pleine d’émotions. En seconde partie, Viktoria Postnikova se remet au clavier pour interpréter avec l’altiste Gérard Caussé la seule sonate pour alto et piano écrite par le compositeur russe Dmitri Chostakovitch, une sonate magnifique et nostalgique composée entre juin et juillet 1975, peu de temps avant sa mort survenue le 9 août de la même année, un mois avant la création de cette sonate. De forme classique mais avec une petite originalité : deux mouvements lents encadrent un allegretto dansant et plus animé. Le 3ème mouvement est un chant qui mélange mélancolie et dérision. Gérard Caussé aborde cette sonate comme un chant du cygne, de façon intimiste, nostalgique avec une introduction en pizzicati sur quelques notes d’un piano minimaliste. En jouant sur les sons voilés de l’alto, sorte de demi-teinte, Gérard Caussé fait ressortir le côté mystérieux, parfois étrange, contenu dans cette partition mais il sait aussi rendre avec force les sursauts du compositeur avec des accords affirmés sans dureté sur de belles longueurs d’archet avec un piano qui s’anime. L’altiste explore toutes les riches couleurs de son instrument avec un vibrato intense ou plus subtil et des reprises d’archet sans dureté. Mais c’est sans doute dans sa prise de position par rapport à l’œuvre que nous pouvons apprécier la musicalité de l’interprète en osmose complète avec le compositeur. En effet il n’est pas là pour se mettre en valeur, mais pour mettre en valeur la dernière œuvre de Chostakovitch. Dans le deuxième mouvement, rythmé, à la ungarese, archet jetato et incisif, l’alto s’anime dans un discours avec le piano, ou s’assagit ; le son profond de l’instrument résonne, dans une justesse parfaite, avant d’entamer une danse aux accents slaves. Un compositeur qui se laisse aller aux changements d’humeur, dernier sursaut avant une longue phrase nostalgique. Dans le dernier mouvement Chostakovitch se souvient de ces compositeurs, de certaines œuvres Alban Berg, Wagner, Chostakovitch lui-même avec Beethoven et sa sonate Au clair de lune qui revient de façon obsessionnelle sous les doigts de la pianiste au toucher délicat ou dans les sonorités étranges d’un alto plongé dans les souvenirs. Le compositeur pose un regard septique sur le monde et même sur sa vie, laissant l’alto monologuer avec force et dérision dans des accords forte pour finir sur d’autres accords fortissimo joués à deux, avant de revenir à la sonate de Beethoven intériorisée avec tendresse. Même musicalité des deux artistes, même délicatesse, même souffle, longue tenue sur un archet maîtrisé. Une leçon de musique qui restera dans notre souvenir.