Grand Théâtre, Aix-en-Provence, saison 2017
Piano Martha Argerich, Stephen Kovacevich
Claude Debussy: Prélude à l’après-midi d’un faune (transcription pour deux pianos), Lindaraja, En blanc et noir
Sergueï Rachmaninov: Danses symphoniques, op. 45 I. Non Allegro II. Andante con moto III. Lento assai – Allegro vivace
Aix-en-Provence, le 19 avril 2017
Il y a toujours, lors de festivals de musique, des concerts qui subissent des changements, à cause d’annulations prévues en amont, ou alors de dernière minute. Le Festival de Pâques a déjà été confronté à ce genre de problème, et c’est la hantise de chaque directeur artistique. Mais dans ce festival, le public est assuré d’avoir toujours un concert à la hauteur de celui annoncé, ce qui donne quelquefois lieu à une recrudescence de spectateurs. Le concert de ce soir, qui était d’abord annoncé avec Marc Minkovski à la tête de l’orchestre national Bordeaux Aquitaine, avait été remplacé par un récital de piano donné par Maurizio Pollini que le public était très impatient d’écouter, mais au dernier moment, une mauvaise chute avait contraint le pianiste à déclarer forfait. Heureusement, Dominique Bluzet et Renaud Capuçon, qui ne manquent pas de solides amitiés musicales, ont proposé un concert pour deux pianos, avec deux éminents solistes dont la réputation a depuis longtemps traversé toutes les frontières et qui font de chaque prestation un évènement musical. C’est ainsi qu’allait se reformer sous nos yeux ce couple mythique du piano : Martha Argerich et Stephen Kovacevich.
Au programme Claude Debussy et Sergueï Rachmaninov. Deux compositeurs d’une même époque, mais venus d’horizons très différents, comme le sont les tempéraments des deux solistes ; l’une venue d’Argentine, l’autre d’Amérique avec des origines serbes, mais réunis dans une même esthétique musicale, celle d’être au plus près des compositeurs et de rendre palpables les couleurs d’un Claude Debussy ou les accents slaves d’un Sergueï Rachmaninov. Avec une Martha Argerich assagie qui refuse tout culte de la personnalité et un Stephen Kovacevich qui déclarait récemment au journal The Telegraph “il y a trop de politiquement correct en musique”, nous étions assurés d’avoir une interprétation personnelle mais entièrement dédiée à la musique. Pour ce concert qui devait être donné trois jours plus tard, avec le même programme, à la Philharmonie de Paris, nous assistions à un échange de tabouret, de chaise, de place, avec une bonne humeur communicative et bon enfant, dans une idée de partage.
Les deux pianos étant placés côte à côte, cette mise en scène, voulue sans doute par les solistes, enlève le côté un peu théâtral des concerts et empêche une audition liée au visuel, et nous devons avouer que souvent le son se perd, s’éloigne pour se retrouver dans un moment de plus grande concentration. Une interprétation intimiste de cette page impressionniste de Claude Debussy qu’est le Prélude à l’après-midi d’un faune, transcrite pour deux pianos par le compositeur lui-même, qui nous promène à travers une poésie picturale. Debussy compose Lindaraja pour deux pianos en 1901. Cette pièce de cinq minutes qui fait ressortir les influences espagnoles est interprétée ici avec beaucoup de musicalité et de délicatesse dans un jeu fluide aux intentions pertinentes. En blanc et noir est certes une pièce plus sombre, car composée en 1915, qui fait ressortir le côté noir de sa période de dépression où transparaissent les heures sombres de la guerre. Trois mouvements dédicacés, l’un à son ami Koussevitski, les deux autres au lieutenant Jacques Chabot tué à l’ennemi en 1915 et à Igor Stravinsky. Dans un tempo vif, avec des mesures forte, les atmosphères et les couleurs s’enchaînent avec toujours cet échange musical. Des rythmes et des harmonies étranges dévoilent la période troublée que vit le Debussy ; des phrases plus lyriques et marquées se font entendre dans des nuances peu exacerbées.
Une première partie tout en nuances qui sera suivie par les très attenduesDanses symphoniques de Sergueï Rachmaninov données en deuxième partie. Danses dédiées au chef d’orchestre Eugène Ormandy et à l’orchestre de Philadelphie, qu’il considérait comme le plus grand orchestre du monde, arrangées pour deux pianos par le compositeur et composées en 1940. Cette oeuvre que Martha Argerich a souvent jouée avec Nelson Freire, revêt ici un caractère plus puissant que les oeuvres données en première partie. Deux solistes qui dialoguent à forces égales dans une grande solidité. Deux touchers qui mélangent leurs sonorités dans la mélancolie ou pour plus de profondeur avec des notes au fond des temps. La puissance est dans le son, la vélocité dans l’agilité. Ces danses, remarquablement écrites sont jouées avec intelligence par deux artistes qui se connaissent bien et savent s’effacer chacun à son tour pour un discours entre deux personnes qui ne font qu’un. Plus grave, le Lento assai est joué avec une recherche de sonorités pour une vélocité contrôlée, toujours délicate, dans des enchaînements bien réglés aux nuances subtiles.
Changement d’atmosphère, plus joyeux pour cet Allegro vivace, interprété avec précision et sans dureté, avec des accents qui rompent la fluidité du jeu de deux talents conjugués. Force et netteté pour ce grand crescendo dans une sorte d’ostinato qui laisse entendre chaque note. Une interprétation de ces danses, qui fait ressortir la musicalité et la technique de deux artistes d’une grande intelligence qui jouent avec une émission si facile, que la musique semble couler de source. Pour un public conquis, un moment de joie délicate avec ce passage de Casse noisette “La Fée Dragée”, donné en bis et joué avec malice dans une belle complicité. Puis, reprise du Lindaraja de Debussy où la salle retient son souffle, et pour finir sur une note joyeuse, une valse de Brahms. Sans doute aurions-nous aimé une première partie moins confidentielle avec une disposition des pianos qui nous permette d’apprécier les solistes visuellement, mais on sent chez ces deux artistes un tel bonheur de jouer ensemble et une telle envie de le partager avec le public, qu’un hommage est rendu à ces pianistes hors normes, longuement applaudis, qui nous offrent de si beaux moments musicaux. Photo Caroline Doutre