Entretien avec la basse Nicolas Courjal

Nicolas Courjal est une basse française au large ambitus qui, en plus de défendre avec passion la musique française aborde tous les grands rôles de basse avec le même amour pour la musique et les personnages. Entre deux répétitions de Luisa Miller, l’opéra de Giuseppe Verdi, pour une captation à l’Opéra de Marseille, il offre aux lecteurs de GBopera un moment questions/réponses à cœur ouvert.
Parlez-nous de votre parcours musical. Vous avez abordé la musique par l’étude du violon, comment êtes-vous arrivé au chant ?
C’est au conservatoire de Rennes que j’ai commencé mes études musicales. Le violon, le solfège, le parcours normal, avec un prix et un très bon niveau qui m’a permis de jouer du violon dans un orchestre symphonique. Un peu de temps libre et un esprit curieux m’ont conduit dans une classe de chant. Je possédais une voix grave qui correspondait à ma nature et je me suis tout de suite senti à l’aise dans la pratique du chant ; j’ai aimé chanter au point d’attendre avec impatience les prochains cours. Au bout de trois ans d’étude et un prix en poche, je suis allé à Paris. Admis au CNSM dans la classe de Jane Berbié, je n’y suis resté qu’une année. Madame Berbié partant à la retraite, j’ai préféré suivre son enseignement en cours privés. Elle est d’ailleurs restée mon professeur de nombreuses années. J’ai eu la chance d’intégrer à Paris la troupe de l’Opéra-Comique. Ce fut une période très heureuse avec l’accès à la scène où nous étions sollicités pour interpréter de nombreux rôles. Des rôles pas très importants au début, certes, mais qui vous habituent à la mise en scène, au public et vous mettent en contact avec de grands chanteurs. Puis j’ai intégré la troupe du Théâtre de Wiesbaden en Allemagne. Là c’était un peu différent. En Allemagne les spectacles tournent, les mêmes productions reviennent. Un opéra sera joué une fois, deux fois seulement, mais il sera repris souvent, ce qui permet de bien posséder son rôle et de s’y sentir à l’aise.
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L’étude du violon, est- ce un apport pour la voix, le souffle, le phrasé ?
Des études musicales avant d’entrer dans une classe de chant sont véritablement un plus pour un chanteur. Le violon par exemple pour le phrasé, le legato, le souffle donné ici par l’archet. Le chant c’est différent bien sûr, notre instrument est notre corps. La pratique d’un instrument vous permet de visualiser, de concrétiser ce qu’il y a d’abstrait dans les mots employés par un professeur de chant. La ligne musicale peut-être instinctive, et Luciano Pavarotti en est le parfait exemple mais, liée à la pratique d’un instrument elle prendra sa place plus naturellement. Le chant est finalement beaucoup plus physique, l’on ne produit pas le son en posant ses doigts sur un clavier, il faut aller le chercher dans son corps, être à l’écoute de son corps. Cela prend du temps et demande une grande maîtrise.
Vous souvenez-vous du premier rôle qui a compté dans votre vie d’artiste, de l’émotion suscitée ?
Les émotions sont nombreuses, mais le souvenir le plus marquant, parce qu’il m’a fait prendre conscience du public, est une représentation du Freischütz de Weber à Montpellier où j’interprétais le rôle de l’Ermite. La salle du Corum est ainsi faite qu’une passerelle relie la salle à la scène. Dans la mise en scène je devais passer par la salle et me retrouver parmi les spectateurs. Lorsque vous êtes sur scène la notion du public est assez abstraite, il est loin, dans le noir, mais là, j’ai vraiment ressenti un choc émotionnel. Il y en a eu d’autres bien sûr, mais c’est celui-là qui me revient en premier. Les publics sont différents aussi, certains sont moins démonstratifs, d’autres plus chaleureux, comme à Marseille par exemple. Cela ne veut pas dire que certains ne ressentent pas les émotions, non, mais ils les expriment moins, tout simplement.
On vous entend dans des genres de musiques et des compositeurs très différents : mélodies, musique sacrée, baroque, Debussy, Verdi, Tchaïkovski, Dusapin même ; de nombreuses prises de rôles. Ces choix sont-ils guidés par la curiosité, la recherche musicale ?
La curiosité, l’amour pour certaines musiques, mais aussi les propositions. La carrière d’un chanteur ne se construit pas toujours selon ses envies personnelles, mais les propositions créent les opportunités. Quelquefois elles sont en concordances avec les envies, mais d’autres fois elles conduisent à des œuvres que l’on n’aurait pas envisagées ; soit que l’on n’y pensait pas, soit que l’on ne se projetait pas dans ces rôles. Ainsi, dans Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, j’avais déjà interprété le rôle d’Arkel, mais je n’imaginais pas chanter celui de Golaud. Aussi, la proposition venue de l’Opéra de Rouen d’interpréter ce rôle m’a-t-elle surpris. C’est un travail long, difficile. Pour une prise de rôle il y a une recherche dans le texte où les mots demandent parfois des couleurs différentes. Le français étant ma langue maternelle, la mémorisation est plus facile et les respirations, les inflexions de la musique de Claude Debussy plus évidentes. La création de Pascal Dusapin était une expérience, chanter en russe est aussi une expérience, mais cette langue est si chantante, si adaptée à la musique russe que l’on s’y sent à l’aise rapidement. J’ai chanté à Marseille le rôle de Pimène dans l’opéra Boris Godounov de Modeste Moussorgski, et celui du Prince Gremine, dans Eugène Oneguine de Tchaïkovski, il n’y a qu’un air, mais quel air ! Avec une musicalité qui amène l’émotion. Bien entendu l’on n’est pas obligé de dire oui à toutes les propositions, mais jusqu’à présent je ne pense pas avoir fait de mauvais choix.
Quels sont les compositeurs qui vous laissent vous exprimer le plus librement ?
Le répertoire du XIXe siècle. Le répertoire français, Verdi qui demande un grand engagement vocal. Je me sens moins en osmose avec Bellini par exemple, Question d’écriture musicale peut-être.
Vous défendez le répertoire français, et c’est une bonne chose il a longtemps été boudé. Vous semble-t-il que les directeurs de théâtres soient moins frileux à le programmer ?
J’aime beaucoup la musique française, que ce soient les mélodies ou les opéras. Il y a une époque effectivement où les opéras français étaient moins joués. La musique cède aussi à la mode, c’est sans doute dommage. Mais lorsque j’ai commencé à chanter, le processus s’inversait déjà et je pense que les directeurs de théâtres n’ont plus aucune inquiétude à programmer les compositeurs français ; l’on ressort même des partitions injustement oubliées. Le public français semble vouloir retourner à ses racines musicales. Faust, le Roi d’Ys, Manon, Hérodiade… sont des opéras très souvent à l’affiche des théâtres et pas seulement en France. D’ailleurs, il y a des pays où ils n’ont jamais cessé d’être programmés. J’ai chanté le rôle de Palémon dans Thaïs de Jules Massenet au Théâtre du Châtelet et plus récemment Soliman dans La Reine de Saba à l’Opéra de Marseille, mais j’ai aussi chanté dans Faust, Roméo et Juliette, Samson et Dalila…. Il y a tant de littérature musicale française, tant de bons chanteurs pour l’interpréter et pas uniquement des chanteurs français, je pense par exemple à Huw Montague Rendall, baryton britannique, qui chantait le rôle de Pelléas à Rouen.
Une voix de basse donne accès à des personnages différents, méchants, diaboliques, mais aussi amoureux jaloux ; cette diversité est plutôt agréable pour un chanteur.
Effectivement, une voix de basse est par définition une voix grave et sombre et donne accès à des personnages complexes, sombres aussi, aux caractères forts mais très souvent en souffrance. J’aime me glisser dans la peau de ces personnages très différents. Si vous prenez Philippe II (Don Carlo – Verdi) ou le prince Gremine (Eugène Onéguine – Tchaïkovski), deux rôles d’hommes mûrs, amoureux, l’un est rongé par la jalousie mais l’autre est un homme plus sage. Cela donne deux airs magnifiques mais totalement différents. Certains compositeurs aiment les voix de basses et ne les emploient pas qu’accessoirement, ils se servent de ce registre pour construire leurs personnages. Les rôles de diables sont dédiés à ces voix, que ce soit celui de Gounod (Faust) ou celui de Berlioz (La damnation de Faust), et l’on peut y rechercher la subtilité, le sarcastique. J’ai interprété les quatre personnages maléfiques dans Les Contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach et il y a tout un monde entre ces personnages et Golaud de Pelléas et Mélisande par exemple, un homme en grande souffrance qui va jusqu’à tuer son demi-frère par jalousie. Mozart offre des rôles d’une autre stature, que ce soit Le Commandeur (Don Giovanni) ou Zarastro (La Flûte enchantée). Vous voyez, on ne s’ennuie jamais avec une voix de basse. Ce sont des études de caractères continuelles.
Vous avez abordé le rôle du Roi Marke dans Tristan et Isolde, que pensez-vous de cette expérience wagnérienne ?

J’ai adoré interpréter le Roi Marke. C’est un rôle important dans une musique extraordinaire. J’avais une fois vu La Walkyrie à la télévision il y a fort longtemps, et j’avais tout de suite été enthousiasmé par cette musique. C’est une musique puissante aux accords pleins. Rien d’autre ne ressemble à la musique de Richard Wagner. Pour les voix françaises c’est tout à fait différent. Le style est différent, le chant est plus percutant, la ligne musicale n’est pas la même elle s’adapte à la langue allemande. C’est très physique aussi et les parties chantées sont souvent très longues. Mais quel plaisir de chanter avec Wagner.
La fermeture des théâtres pendant cette longue période de pandémie est une terrible épreuve, comment la vivez-vous ?Un an, c’est une longue période. Au début on ne pense pas que cela va durer aussi longtemps. Puis l’on cherche à s’adapter, mais rien n’est très visible et l’on essaie de maintenir un lien. Obligés de travailler seuls sans trop de perspectives c’est assez frustrant ; les annulations tombent, nous avons quelques reports, quelques propositions, les théâtres eux aussi tentent de s’adapter, font des captations, ce qui nous permet de nous maintenir sans être complètement coupés de la scène. Aussi je remercie Maurice Xiberras qui se bat à l’Opéra de Marseille pour maintenir des streaming et cette Luisa Miller, que l’on pourra voir sur une chaîne de télévision je pense, est une grande bouffée d’oxygène. Ceci dit, d’après ce que me disent les chanteurs étrangers qui sont ici sur cette production, les artistes sont assez protégés en France pour l’instant.
Pensez-vous que tout puisse revenir comme avant, avec des programmations foisonnantes et de nombreux festivals, où allons-nous vers des restrictions de budget ?
Je suis assez optimiste pour l’avenir, mais vous avez raison, tout dépendra du budget octroyé à la culture et des possibilités accordées aux maisons d’opéras, et c’est certainement le point le plus important. Car pour le public je ne suis pas inquiet, il reviendra dès que les portes s’ouvriront. Les gens ont besoin de culture, de musique. C’est une évasion vers un autre monde. Les artistes souffrent mais ils savent que le public les soutient et n’oublie pas le plaisir éprouvé dans une salle pour un spectacle en direct.

Merci monsieur Courjal pour ce moment de partage autour de la musique.