Chorégies d’Orange 2022: “La Gioconda”

Orange, Théâtre Antique, saison 2022
LA GIOCONDA
Opéra en 4 actes, livret d’Arrigo Boito, d’après Angelo, tyran de Padoue de Victor Hugo
Musique d’Amilcare Ponchielli
Gioconda CSILLA BOROSS
Laura CLEMENTINE MARGAINE
Alvise Badoero ALEXANDER VINOGRADOV
La Cieca MARIANNE CORNETTI
Enzo Grimaldo STEFANO LA COLLA
Barnaba CLAUDIO SGURA
Zuane JEAN-MARIE DELPAZ
Un chanteur PRZEMYSLAW BARANEK
Isèpo JEAN MIANNAY
Un timonier WALTER BARBARIA
Un barnabotto SERBAN VASILE
Une voix VINCENZO DI NOCERA
Une autre voix PASQUALE FERRARO
Orchestre philharmonique de Nice
Direction musicale Daniele Callegari
Chœur de l’Opéra Grand Avignon
Chef de Chœur Aurore Marchand
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo
Chef de Chœur Stefano Visconti
Chœur de l’Opéra national du Capitole de Toulouse chefs de Chœur
Gabriel Bourgoin et Patrick-Marie Aubert
Ballet de l’Opéra Grand Avignon
Mise en scène Jean-Louis Grinda
Décors Jean-Louis Grinda, Laurent Castaingt
Costumes Jean-Pierre Capeyron
Lumières Laurent Castaingt
Chorégraphie Marc Ribaud
Vidéo Etienne Guiol, Arnaud Pottier
Orange, Le 6 août 2022
Après un Elisir d’amore présenté le mois dernier aux Chorégies qui avait remporté tous les suffrages, La Gioconda d’Amilcare Ponchielli nous était proposé en cette soirée du 6 août. Une production dans le style grand opéra italien avec le ballet La Danse des heures qui a fait son succès. Malgré de nombreux ouvrages déjà composés, Amilcare Ponchielli n’a pas rencontré le succès immédiatement. Pris entre le romantisme de Verdi et le vérisme de Puccini, il devra attendre la version révisée de son opéra I Promessi sposi, qui triomphera sur la scène du Teatro dal Verme de Milan, pour être enfin reconnu. Mais la véritable consécration, c’est La Gioconda qui la lui amènera dans une adaptation très peu fidèle de l’œuvre de Victor Hugo. En plus d’une orchestration intense et très fouillée, cet ouvrage a la particularité de donner des Airs et un rôle important à chaque catégorie de voix. Le Chœur n’est pas oublié, loin s’en faut, avec de nombreux mouvements de foule qui laissent exprimer des sentiments souvent contradictoires. Jean-Louis Grinda signe ici une mise en scène adaptée à l’immense scène du Théâtre Antique qu’il connaît bien. Avec intelligence le metteur en scène utilise le décor naturel avec l’apport de vidéos ; peu de mobilier donc, mais beaucoup d’intentions et de sobriété. La scène la plus marquante est sans doute à la Ca’ d’Oro, le palais d’Alvise, où la pièce n’a pour tout mobilier qu’un fauteuil et un bureau monumental. Un tapis à damier projeté la meuble de façon saisissante avec, en fond de scène une porte surmontée par une tapisserie représentant le Lion de Venise, ce lion où chacun pouvait déposer une dénonciation ; Barnaba ne s’en privera pas. Donnant la prépondérance aux gestes et aux expressions, la mise en scène arrive à créer les atmosphères évitant toute sensation de vide même dans les Airs et les duos, alors que les chanteurs sont seuls en scène. Si les décors conçus par Jean-Louis Grinda et Laurent Castaingt qui signe aussi les lumières sont minimalistes, les lumières, justement, créent les climats et les ambiances avec des teintes dorées, bleutés, rougeoyantes ou carrément plus sombres pour des nuits étoilées. Les vidéos projetées par Etienne Guiol et Arnaud Pottier nous font apercevoir les cordages et le mât du bateau resté à quai éclairé par la pleine lune. Les draperies qui dissimulent les portes ou ce tableau baroque qui recouvre le mur participent de ces effets grandioses. Mais ce sont sans doute les costumes de Jean-Pierre Copeyron qui animent le plus cette immense scène. Une débauche de costumes somptueux et colorés aux tissus chatoyants entre Renaissance et Baroque.
Période de carnaval la Régate bat son plein, costumes de paysannes, de la Comedia del arte, manteau d’Alvise en velours de gênes bleu qui impose le personnage, superbes robes de Laura ou Gioconda, celle-ci dans un rouge profond, trop belle pour une chanteuse des rues ? Peu importe, c’est un bel effet qui nous fait voyager dans cette Venise où le Doge est accompagné par le Conseil des dix tous de rouge vêtus. Visuellement c’est somptueux et vocalement aussi. Csilla Boross, qui remplace Saioa Hernández au pied levé, est magnifique. Scéniquement elle est cette Gioconda aux sentiments contradictoires, convoitée, délaissée, habitée par l’amour filial mais avec un sens du devoir qui la fera mourir en héroïne. N’a-t-elle pas dit “L’amour ou la mort” ? Vocalement somptueuse, elle n’a nul besoin d’artifices pour nous faire partager ses sentiments et ses émotions. Voix de velours, voix douloureuse aux aigus puissants et colorés, piani sensibles dans un a capella avec orgue, tendresse dans un duo avec La Cieca, mais colère, révolte, séduction même. Duo dans un joli parlando, où deux voix  s’accordent dans la couleur ou la puissance. Une superbe Gioconda, beauté du timbre, technique et musicalité. Dans un registre grave Marianne Cornetti fait résonner la voix de La Cieca. Une voix profonde dont le haut médium projeté passe sans force. Douleur ou prière au long phrasé qui n’excluent pas de beaux aigus. La mezzo-soprano marque ce rôle par une grande présence scénique mais aussi une romance émouvante et musicale. Clémentine Margaine, une Laura de premier plan malgré un rôle plus effacé. Voix homogène qui sait moduler pour des duos éclatants ou une prière douloureuse. Voix prenante aussi qui laisse passer ses émotions jusque dans des aigus colorés. Phrasé musical pour une voix charnue. Par une belle présence Clémentine Margaine donne un beau relief à cette Laura jusque dans sa plaine “Morir ! è troppo orribile”.  Stefano La Colla est Enzo, ce prince génois pas toujours sympathique mais fougueux avec sa voix déterminée et puissante. Ses aigus clairs et éclatants passent sans forcer dans un chant conquérant ou orgueilleux. Son Air de l’acte II “Cielo e mar” dévoile son âme de poète dans un joli legato au médium projeté et un aigu puissant et tenu. La voix du ténor italien laisse percevoir sa tendresse dans un duo sensible avec Laura avant qu’éclate sa colère contre Gioconda. Une prestation tout en vigueur comme le tempérament contrasté d’Enzo. Rôle prépondérant aussi, celui de Barnaba, celui par qui le malheur arrive, interprété par Claudio Sgura. Voix et physique inquiétants, long personnage tout en noir dont l’habit est aussi sinistre que son âme. Il ne se contente pas d’être l’espion d’Alvise, il est cet amoureux éconduit mu par la vengeance. Voix sombre aux accents démoniaques. Un Jago ? Certes ! Si ses aigus puissants font trembler La Cieca, ils n’effraient pas Gioconda qui lui résistera quitte à en mourir. Malgré ses accents pernicieux, son chant garde un beau phrasé qui laisse ressortir sa musicalité. Un rôle de premier plan dans une voix au registre noir et puissant. Autre voix grave, inquiétante, terrible même, celle d’Alexander Vinogradov il est ici Alvise, cet homme puissant, trompé, qui n’hésite pas à sacrifier sa femme pour laver son honneur. Voix de basse aux graves qui vont chercher les résonnances dans des profondeurs abyssales. Cynique au plus haut point, mais phrasé musical et timbre séduisant même si la voix est terrible. Son “Qui a trahi un Badoero ne peut espérer la pitié” fait trembler tant la chaleur de la voix contraste avec la froideur du personnage. Chacune de ses interventions est un moment de musique et de plaisir vocal. Avec une certaine grâce il convie ses invités à une fête où trône le catafalque où repose Laura. Une interprétation superbe aux aigus colorés où beauté de la voix rime avec musicalité. Avec des comprimari à la hauteur, l’on se doit de citer Jean-Marie Delpaz ZuaneJean Miannay IsépoSerban Vasile Un Banabotto. La chorégraphie de Marc Ribaud tout en délicatesse laisse égrener les heures qui nous mèneront au point du jour. Danses légères aux arabesques dansées avec finesse par le corps de ballet de l’Opéra Grand Avignon sur une musique délicate dirigée avec beaucoup de grâce par Daniele Callegari dont la direction précise laisse ressortir toutes les couleurs de l’orchestration. Avec beaucoup de talent il module puissance et sonorités pour accompagner les chanteurs ou faire éclater de puissants fortissimi sans jamais couvrir les voix qui sont ici mises en valeur par un chef à l’écoute des artistes et du compositeur. Religiosité pour un Angelus, ou puissance des phrases lyriques qui suivent la partition et les effets de scène. Direction intelligente et efficace qui fait ressortir la masse vocale d’un chœur magnifique pour les mouvements de foule ou la prière de l’Angelus. Chœur des marins, ou foule vengeresse, une prestation où précision des attaques rime avec sonorité vocale. Une soirée magnifique sous les étoiles pour cette fresque vénitienne qui a enchanté un public pour de très, très longs applaudissements. Une représentation qui fait rimer théâtre, musique et talents. Un grand bravo ! Photo © Philippe Gromelle