Festival d’Aix-en-Provence 2023:”Wozzeck”

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, saison 2023
“WOZZECK”
Opéra en 3 actes, livret du compositeur d’après le drame Woyzeck de Georg Büchner
Musique Alban Berg
Wozzeck CHRISTIAN GERHAHER
Marie MALIN BYSTRÖM
Tambourmajor THOMAS BLONDELLE
Doktor BRINDLEY SHERRATT
Hauptmann, Der Narr PETER HOARE
Andres ROBERT LEWIS
Margret HELOÏSE MAS
1.Handwerksbursch MATTHIEU TOULOUSE
2.Handwerksbursch ROMASZ KUMIEGA
Mariens Knabe LENNY BARDET
Ein Soldat DANILA FRANTOU
Actrices et acteurs Aquira Amoy Bailey-Browne, Jorge Arbert, Karl William Fagerlund Brekke, Chihiro Kawasaki, Clive Mendus, Soufiane Naïm Guerraoui, Faith Prendergast, Vinicius Salles, Gabriella Schmidt, Afra Waldhor
London Symphony Orchestra
Chœur, Estonian Philharmonic Chamber Choir
Maîtrise des Bouches-du-Rhône
Direction musicale Sir Simon Rattle
Chef de chœur Lodewijk van der Ree, Samuel Coquard
Mise en scène Simon McBurney
Scénographie Miriam Buether
Costumes Christina Cunninghan
Lumière Paul Anderson
Chorégraphie, collaboration à la mise en scène Leah Hausman
Vidéo Will Duke
Dramaturgie Gerard McBurney
Collaboration à la mise en scène Sasha Milavic-Davies
Nouvelle production d’Aix-en-Provence
Aix-en-Provence, le 13 juillet 2023
Pour cette 75ème édition le Festival Lyrique d’Aix-en-Provence nous présentait (pour la première fois en ce lieu) une œuvre majeure du XX° siècle le Wozzeck d’Alban Berg. Elève de Schönberg, le compositeur adopte des structures musicales différentes, allant même jusqu’à l’atonalité ou au dodécaphonisme (12 notes chromatiques sans tonalité), tout en gardant des formes classiques incluant le sprechgesang. Bien qu’étant le premier opéra atonal de l’histoire de l’opéra Wozzeck, créé le 14 décembre 1925 au Staatoper de Berlin, obtint un vif succès et s’exportera jusqu’aux Etats Unis où il sera joué, au Metropolitan Opera House en 1931, sous la baguette de Leopold Stokowski. Pierre Boulez dirigera lui-même à Paris cet opéra avant-gardiste. En cette soirée du 13 juillet nous assistions, au Grand Théâtre de Provence, à une nouvelle production conçue par le metteur en scène Simon MacBurney qui avait déjà obtenu un vif succès voici quelques années en présentant La Flûte enchantée et The Rake’s Progress. Inspiré par le drame Woyzeck écrit par Georg Büchner et encore traumatisé par la première guerre mondiale, Alban Berg nous livre ici une pièce qui explore l’âme humaine et la société avec un grand pessimisme mais aussi une grande justesse d’analyse. Comme pour toutes ses mises en scène, Simon McBurney s’immerge dans l’œuvre, l’explore dans tous ses méandres et nous livre un travail concis qui va au fond de chaque personnage sans pathos et touche le spectateur qui, sans s’en apercevoir, ressort changé (pour un moment) de la salle de spectacle. Comment Wozzeck, reconnu pour être un homme honnête, humilié, manipulé, voulant tout de même se sortir d’une certaine médiocrité, en viendra-t-il à commettre un meurtre et finira par se noyer, seul ? C’est un opéra sur la solitude, mais aussi sur la solitude intérieure de chaque personnage enfermé dans une vision très courte de ce qu’est la vie. En peu de mots et de lignes musicales Alban Berg nous plonge dans cet univers. Le metteur en scène a su tirer la quintessence de ce drame avec peu d’images aussi mais si réalistes que nous sommes, à notre tour, immergés dans cet univers. Peu de décors donc dans cette scénographie de Miriam Buether. Une scène sombre, ouverte dont le plateau tournant permet d’inverser les rythmes de la marche les ralentissant même à l’envi. Une porte au milieu de la scène permet d’entrer ou de sortir de la maison où Marie loge avec son enfant. De hauts murs simulent des immeubles aux fenêtres ouvertes d’où les habitants regardent les soldats défiler, le cabinet où le Docteur ausculte Wozzeck pour juger du résultat de ses expériences et qui disparaît pour laisser place à une taverne où l’on danse et boit. Les vidéos de Will Duke complètent ces atmosphères mystérieuses et dramatiques avec des ciels menaçants, des profondeurs visuelles, des lucioles ou des yeux qui percent la nuit et des portraits de Marie, de l’Enfant…aidées par les lumières conçues par Paul Anderson d’un réalisme époustouflant. Les lumières remplacent ici les décors reproduisant des tableaux en grisaille ou en clair-obscur. Des halos blancs, rouge, dorés mettent en relief les personnages ou certaines scènes. La fin, alors que Wozzeck s’enfonce lentement dans les eaux du lac est d’un réalisme subjuguant. Les costumes imaginés par Christina Cunnigham sont aussi justes et sans fausse note nous faisant évoluer avec les personnages dans l’époque et l’univers de la pièce. Le Capitaine porte l’uniforme, le Doktor la blouse blanche et ni Marie ni Wozzeck ne plongent dans le misérabilisme. Si le visuel est une réussite, le cast ne l’est pas moins. Christian Gerhaher n’est pas seulement un Wozzeck d’un réalisme incroyable passant du soldat soumis à cet homme intègre qui vient donner sa solde à Marie ou ce patient qui se soumet aux expériences du Doktor pour l’améliorer de quelques pièces supplémentaires qui, manipulé, sombre dans une sorte de folie au gré de ses hallucinations, il est aussi vocalement un Wozzeck parfait. Ce baryton, spécialiste des lieder rend à merveille les inflexions et le souffle contenus dans la musique. Sa voix, riche et expressive, contient à elle seule les émotions du personnage. Le baryton allemand module avec intelligence cette voix solide adoucissant la projection dans de belles prises de notes chantées piano. Une interprétation magnifique sous haute tension. Peter Hoare est un Capitaine qui utilise sa voix de ténor pour un personnage haut en couleur. Ses inflexions en voix de fausset rendent bien le ridicule d’un personnage suffisant. Les sauts d’intervalles aux aigus solides rythment les phrases chantées d’une voix ronde ou plus grinçante alors qu’il se moque de Wozzeck en compagnie du Doktor qui se plait à l’effrayer. Brindley Sherratt est ce Doktor qui se prend pour Sigmund Freud et pense devenir célèbre avec les expériences qu’il pratique sur Wozzeck. Dans une belle diction il laisse ressortir son caractère pontifiant et imbu de lui-même. Rythmes et ponctuations posent sa voix grave qui résonne avec des accents inquiétants. Avec sa veste en cuir fauve, le Tambourmajor de Thomas Blondelle  est tour à tour agressif et sensuel. Sa voix solide de ténor projetée avec puissance séduit Marie attirée par sa virilité. Autre voix de ténor projetée avec clarté et sincérité, celle de Robert Lewis pour un Andres dont le personnage apporte un peu de lumière dans tout ce drame. Belle interprétation de la basse Tomasz Kumiega dans le rôle du Deuxième Handwerksbursch dont la voix puissante laisse résonner les graves ainsi que les aigus plus rudes demandés par la partition. Justesse aussi dans l’interprétation du Premier Handwerksbursch dont la voix de ténor bien placée anime ces airs de beuverie. Face à Wozzeck, la Marie de Malin Byström est aussi de tout premier ordre. Fragile, tendre alors qu’elle chante une berceuse pour son enfant, elle peut être d’une grande force avec des aigus puissants qui gardent couleur et rondeur. Sa grande technique ainsi que son large ambitus laissent percer ses émotions avec justesse. La richesse de son timbre permet d’utiliser le sprechgesang alors qu’elle lit un passage de la Bible dans une sorte de prière d’une voix chaude et chaleureuse. Une interprétation d’une grande justesse scénique et vocale. Héloïse Mas, que nous avions déjà appréciée dans le rôle de Carmen en cours de saison à l’opéra de Marseille est une Margret au contralto généreux et coloré. Vive scéniquement elle est remarquée dans chacune de ses interventions où rythmes et projection ponctuent ce rôle assez court. On remarque aussi la belle prestation de l’Estonian Philharmonic Chamber Choir très investi dans les scènes de la taverne, dans la chorégraphie millimétrée de Leah Hausman qui donne vie par moments à ce spectacle assez intimiste. Bel engagement aussi des enfants de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône ainsi que de l’Enfant de Marie Lenny Bardet qui réussit à exprimer ses sentiments dans ce rôle muet. Quelle émotion dans son Hop, Hop final avec ces deux notes reconnaissables entre toutes. Simon Rattle, à la tête du London Symphony Orchestra, en osmose avec la scène et les chanteurs participe du succès de cette réalisation. Connaissant parfaitement l’orchestre et la partition, c’est avec élégance et une grande profondeur d’interprétation que le maestro dirige cette musique toute spécifique formant un tout que l’on ne peut différencier. Alban Berg utilise un orchestre complet et fait discourir quelques instruments solistes en écho avec les chanteurs ou les effets scéniques. Le violon, la harpe, le contrebasson, le célesta, l’accordéon ou la harpe…sans oublier les cuivres aux soli importants. Le compositeur donne même à entendre quelques accents de la valse du Chevalier à la rose de Richard Strauss dans la scène de la taverne où l’on danse. Si la musique n’est pas aux longues phrases musicales elle colle aux personnages, aux atmosphères et au texte. C’est ici une réussite totale pour le chef et son orchestre longuement ovationnés. S’il est des spectacles plus ou moins réussis, celui-ci marquera ce 75ème anniversaire faisant de cet opéra d’Alban Berg, un Wozzeck d’anthologie. Aucune fausse note même dans les dissonances. Photo Monika Rittershaus