Strasbourg, Opéra National du Rhin: “Guercœur”

Strasbourg, Opéra National du Rhin, saison 2023/2024
GUERCOEUR”
Opéra en 3 actes sur un livret du compositeur
Musique d’Albéric Magnard
Guercœur STEPHANE DEGOUT
Vérité CATHERINE HUNOLD
Giselle ANTOINETTE DENNEFELD
Heurtal JULIEN HENRIC
Bonté EUGENIE JONEAU
Beauté GABRIELLE PHILIPONET
Souffrance ADRIANA BIGNAGNI LESCA
L’Ombre d’une femme MARIE LENORMAND
L’Ombre d’une vierge ALYSIA HANSHAW
L’Ombre d’un poète GLEN CUNNINGHAM
Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Chœur de l’Opéra national du Rhin
Direction musicale Ingo Metzmacher
Chef de Chœur Hendrik Haas
Mise en scène Christof Loy
Décors Johannes Leiacker
Costumes Ursula Renzenbrink
Lumières Olaf Winter
Strasbourg, le 30 avril 2024
C’est l’évènement de la saison à l’Opéra national du Rhin : Guercœur d’Albéric Magnard est tout simplement proposé en première scénique française, depuis sa création en 1931 à l’Opéra de Paris. Et malgré l’enregistrement qu’en réalisa le chef Michel Plasson en 1987, ainsi que la courageuse production de l’Opéra d’Osnabrück en 2019, on ne comprend vraiment pas le presque oubli dans lequel était tombé ce magnifique ouvrage. Il faut déjà dire que le chemin de la création d’il y a bientôt un siècle fut pavé d’embûches, Magnard décédant en 1914 dans l’incendie de sa maison en tentant de repousser des soldats allemands, et le feu emportant, entre autres, les partitions de deux des trois actes de l’opéra. Mais son ami compositeur Guy Ropartz la reconstitua plus tard, en vue de la création de 1931, d’après « ses souvenirs » et la réduction pour piano déjà publiée. Avec partition et livret écrits par le compositeur entre 1897 et 1901, le destin du héros Guercœur rejoint, en plusieurs points, celui de son auteur, un musicien engagé, féministe et dreyfusard. Le premier des trois actes se déroule au paradis, parmi les figures allégoriques de Vérité, Bonté, Beauté, Souffrance : Guercœur, qui avait précédemment libéré son peuple d’un tyran, souhaite revenir à la vie pour retrouver sa bien-aimée Giselle et son ami Heurtal. Mais le retour sur terre au II est très douloureux, Giselle et Heurtal étant en couple et ce dernier, devenu dictateur, faisant éclater une bataille entre partisans et adversaires. Guercœur décède, à nouveau donc, pour un retour au paradis intitulé « Espoir ». Grand nom de la mise en scène d’opéra, Christof Loy réalise à Strasbourg un spectacle d’une grande lisibilité. La scénographie de Johannes Leiacker se concentre essentiellement sur les deux hautes parois qui délimitent, en son diamètre, les deux demi-disques du plateau tournant. C’est une surface toute noire qui illustre le paradis, un lieu à vrai dire qui ne fait pas rêver, baigné dans l’obscurité et agrémenté de quelques chaises. On retrouve d’autres chaises pour le retour sur terre du long acte central, cette fois délimité par une cloison d’un blanc immaculé. Entre ces deux parois formant un tout petit angle est niché, comme dans un renfoncement, une peinture de paysage de campagne, seul élément coloré marquant, que l’on aperçoit seulement d’un coup d’œil lors de la rotation de la tournette. Le jeu théâtral est dense et fort bien réglé, un drame resserré sur les protagonistes, avec en particulier les figures allégoriques précitées qui apparaissent davantage comme femmes que déesses. Francophone pour l’ensemble des rôles principaux, la distribution vocale réunie à Strasbourg est certainement la meilleure qu’on puisse réunir aujourd’hui, avec en tête le formidable Stéphane Degout qui défend l’emploi très exigeant de Guercœur. Diction de rêve, timbre riche et voix très homogène du grave à l’aigu, capable de puissance comme de douces nuances, le baryton français trouve ici l’un de ses meilleurs rôles. Il s’investit corps et âme dans ce héros malheureux, pardonnant la tromperie de Giselle en lui donnant finalement un baiser sur le front, un homme foncièrement bon, emporté par la méchanceté des autres. Sur terre au deuxième acte, la mezzo Antoinette Dennefeld compose une Giselle d’un grand engagement également; son cri déchirant, lorsqu’elle voit revenir Guercœur comme un fantôme, est particulièrement impressionnant. L’instrument est naturellement puissant et accompagné d’un vibrato qui renforce son sentiment de femme en proie au remords, s’évanouissant finalement quand Guercœur lui accorde son pardon. Julien Henric trouve également en Heurtal un rôle à la hauteur de ses beaux et très prometteurs moyens, ténor à la projection sonore et à la prononciation appliquée. Au paradis, c’est le rôle de Vérité qui est le plus développé, tenu par Catherine Hunold, soprano douée d’une belle musicalité et aux aigus aériens, qualités également présentes chez Gabrielle Philiponet, qui prend le rôle bien plus court de Beauté, personnage tenant en quasi permanence un bouquet de fleurs dans ses bras. On est heureux que Bonté ait un peu plus à chanter au dernier acte, ce qui nous permet d’apprécier la somptueuse voix de mezzo d’Eugénie Joneau, chanteuse promise à coup sûr à une brillante carrière. Pour compléter ce quatuor allégorique, Adriana Bignagni Lesca apporte sa profondeur de timbre à Souffrance, davantage alto que mezzo ce soir, une figure qui porte certes son nom, mais qui semble souvent consoler le héros, posant par exemple la tête sur son épaule. Le chef Ingo Metzmacher tire quant à lui le meilleur d’un Orchestre philharmonique de Strasbourg en bonne forme, avec un petit bémol à formuler pour ce qui concerne certains pupitres de cuivres, qui accusent de petites fragilités récurrentes. La musique nous paraît familière et séduit immédiatement l’oreille, dans la lignée de celles de nombreux compositeurs français, mâtinée sans doute d’échos wagnériens, Magnard ayant plusieurs fois fait le voyage de Bayreuth. Suivant l’action, la partition oscille en effet entre grandes montées vers des climax brillants et moments plus délicats, toujours bien inspirés mélodiquement. Autre acteur majeur de la représentation, le Chœur de l’Opéra national du Rhin apporte de belles contributions, entre chant déporté dans le foyer de l’Opéra, pour évoquer le paradis, et batailles plus sonores sur le plateau, pendant le deuxième acte. Avec « Espoir » parole formulée finalement par Guercœur, et reprise par le chœur qui a le dernier mot, Vérité prédisait avec optimisme un avenir radieux à l’humanité ; pas sûr qu’elle n’ait pas commis un petit mensonge au vu de l’état du monde un siècle plus tard. Photos: Klara Beck