Entratien avec le soprano Patrizia Ciofi

Entre deux représentations de l’opéra de Mozart “Le Nozze di Figaro”, donné à l’Opéra de Marseille, Patrizia Ciofi, toujours très attendue par le public, répond avec beaucoup de gentillesse à quelques questions pour les lecteurs du magazine Gbopera.
Vous avez commencé très tôt à chanter. Y-a-t-il eu un facteur déterminant ?
Mon père était un musicien autodidacte qui jouait de plusieurs instruments et chez nous la musique était omniprésente. Je chantais avec mes copains en m’accompagnant à la guitare, des chansons à la mode, et chanter me procurait de grandes joies. Puis les choses sont devenues un peu plus sérieuses et j’ai commencé à étudier le chant au conservatoire de Sienne mais, après quatre années d’étude, j’ai éprouvé quelques difficultés vocales. C’est alors que j’ai rencontré madame Anastasia Tomaszewska, j’avais 21 ans. Avec elle j’ai appris la technique du chant et comment utiliser la voix pour donner de l’émotion et exprimer les sentiments contenus dans la musique. Cette rencontre a été déterminante, de là est venue ma passion pour l’opéra. Finalement la carrière d’un chanteur est faite de rencontres et d’opportunités car ensuite j’ai eu la chance de rencontrer Claudio Desderi, un grand baryton des années ’80 qui organisait des stages de chant à Fiesole et avait formé un orchestre de jeunes musiciens et un ensemble de chanteurs, jeunes aussi, avec lesquels il montait des spectacles ; en 1990 lorsque je suis arrivée, “Don Juan” était au programme et Donna Anna a été mon premier grand rôle. Une belle opportunité pour la débutante que j’étais à cette époque. Claudio Desderi ayant pris la direction du Théâtre Verdi de Pise avait gardé un petit groupe de chanteurs. J’ai ainsi eu la chance d’interpréter des rôles très importants, Violetta (La Traviata), Gilda (Rigoletto), Adina (L’Elisir d’amore), nous sommes même partis en tournée. Cela a été une immense formation et des occasions de rencontres avec des agents à la recherche de jeunes chanteurs.
Vous parlez souvent du plaisir de chanter et d’être sur scène ; interpréter ces personnages différents fait-il partie de ce plaisir ?
“La musique est l’expression de l’âme, sur scène je me sens chez moi !”. Un chanteur d’opéra est aussi un comédien, chaque rôle est l’incarnation d’un personnage avec ses caractéristiques et ses humeurs, mais aussi ses côtés sombres et ses égarements avec des moments de folie aussi ; c’est vraiment passionnant, vous rajoutez la musique et un orchestre porteur… Les compositeurs ont écrit pour des personnages si divers qu’un chanteur ne connait jamais l’ennui. Et, si les mises en scènes étaient autrefois immuables, la nouvelle génération de metteurs en scène amène souvent des surprises bonnes…ou mauvaises, c’est selon. Ainsi la “Lucia di Lammermoor”, dans la mise en scène d’Andrei Serban présentée à l’Opéra Bastille en 2013, proposait une Lucia différente et entrer dans ce personnage a été une expérience nouvelle bien qu’éprouvante par moments. La technique vocale reste sensiblement la même, mais l’expression, le jeu peuvent parfois changer quelques accents ou quelques appuis. C’est toujours un immense travail.

Il y a des rôles aux incarnations plus mystiques, est-ce porteur ?
Chaque rôle est porteur si l’on s’y investit, c’est toujours le cas pour moi. Pour une soprano il y a bien sûr certains rôles incontournables comme Violetta (La Traviata), Gilda (Rigoletto), Lucia (Lucia di Lammermoor) et bien d’autres encore dans le répertoire pour ma voix, mais il y a des personnages qui touchent au mystique dans certains opéras “Giovanna d’Arco”, “Dialogues des Carmélites”… où le sujet religieux est porteur d’une autre dimension qui vous emmène vers des émotions différentes et puissantes, qui transcendent même, et dont on sort difficilement.
Y-a-t-il eu des moments forts dans votre carrière ? Chanter pour la réouverture de La Fenice à Venise sous la direction de Lorin Maazel par exemple.
Des moments forts dans une carrière il y en a souvent. Il y a les rôles bien sûr, puis certains lieux ou événements. La réouverture de La Fenice après l’incendie qui a complètement détruit le théâtre et qui a été vécu comme un véritable drame en est un. Personne n’imaginait alors que ce théâtre mythique où de très nombreux opéras ont été créés pourrait renaître de ses cendres et être reconstruit à l’identique. Il y a là quelque chose d’un peu miraculeux alors, y chanter pour un premier concert sous la baguette du maestro Riccardo Muti en décembre 2003 puis pour l’ouverture officielle de la saison lyrique dans le rôle de Violetta avec Lorin Maazel à la direction l’année suivante a amené un grand poids émotionnel. Les lieux, les chefs d’orchestre aussi ; une autre Traviata à Orange, un lieu magique et impressionnant, avec Myung-whun Chung à la baguette, une direction qui touche au spirituel, est aussi un souvenir très fort. Souvent, et c’est un fait, les fortes émotions sont liées aux chefs d’orchestre. “Le Nozze di Figaro” chanté à Florence avec le maestro Zubin Mehta par exemple et je me souviens avec émotion de la direction de Seiji Ozawa, de son style, de sa personnalité. Mais il y a aussi certains rôles et créations, ou des remplacements au pied-levé qui ont marqué ma carrière. Remplacer Natalie Dessay au dernier moment dans le rôle de Lucie, version française de “Lucia di Lammermoor” avec Roberto Alagna…passionnant !
Vous dites aimer la sincérité chez les chanteurs, avez-vous parfois des difficultés avec certains partenaires ?
Oui, j’aime la sincérité en toutes choses et chez les chanteurs particulièrement. D’ailleurs le public le remarque, y est sensible et c’est pourquoi un chanteur est plus ovationné qu’un autre. Chanter avec un partenaire sincère, qui ne triche pas, au-delà du plaisir éprouvé, est d’un grand confort. Il ne me semble pas avoir eu des difficultés particulières avec mes partenaires et si cela est arrivé, je ne m’en souviens pas… Dit-elle avec un sourire.

Vous avez aussi abordé l’opéra contemporain, parlez-nous de ces nouvelles expériences.
Je suis d’un naturel assez curieux et j’aime expérimenter des voies nouvelles. Evidemment chanter dans son répertoire est confortable, la technique acquise le permet, le bel canto aussi avec ses aigus où je me sens bien, mais il y a parfois des propositions assez tentantes dans le contemporain. Trois opéras différents me viennent à l’esprit. En 2019, une commande du Deutsche Oper de Berlin “Heart Chamber” de la compositrice israélienne Chaya Czernowin, une expérience magnifique et difficile pour l’utilisation de la voix, mais aussi très intense dans la mise en scène de Claus Guth. Philip Glass avec “Akhnaten” dont la musique répétitive est basée sur les sons. Une œuvre fascinante qui a donné lieu à une captation, à Nice, à cause du confinement en 2021. Ou encore cette autre création jouée au Théâtre d’Avignon en 2023 “Three lunar seas” de Joséphine Stephenson dans des vocalités différentes. Tous ces univers inhabituels, ces interprétations nouvelles changent évidemment du répertoire classique. Je pense qu’un opéra baroque entre-temps permet de replacer la voix, une sorte de nettoyage en fait, pour retrouver son timbre et sa vocalité. Et pourquoi pas un opéra composé pour ma voix ?
Vous est-il arrivé de vous sentir déstabilisée par une nouvelle mise en scène ?
Déstabilisée ? Je ne pense pas, remise en question des idées sur le rôle peut-être, mais entrer dans le personnage avec une autre vision, dans une autre approche et sortir de sa zone de confort, sûrement. 
Est-il difficile d’entrer dans un personnage, difficile d’en sortir ? Être soi-même tout en étant une autre ?
Il est évident qu’habiter un personnage pendant plusieurs semaines…mais il faut chanter tout en gardant sa personnalité, rester soi-même dans une interprétation autre, transformer les tensions en tensions positives. Il y a bien sûr des rôles qui vous marquent, suivant les mises en scène aussi, sortir de la folie (Ophélie, Lucia) par exemple, là il est important de se retrouver.
Y-a-t-il des salles, des publics qui vous mettent plus à l’aise, des publics plus chaleureux ?
Bien sûr il y a des lieux où l’on se sent mieux que d’autres, où chanter paraît plus facile et ce n’est pas uniquement dû à l’acoustique. Est-ce une question d’ondes ? Je pense aussi au rapport avec le public. Cela se ressent immédiatement, des ondes d’amour se dégagent, c’est assez magique. Le stress vient avec l’âge, c’est assez étrange, l’on penserait plutôt le contraire, mais on arrive à le gérer. L’échange avec le public, l’amour, le partage sont des choses importantes, primordiales.

Comment abordez-vous cette Comtesse après avoir été Susanna si souvent ?
Je ne vous cacherai pas que c’était un peu étrange au début, puis l’on s’y fait et je me sens maintenant tout à fait Comtesse, les sentiments ont changé, Rosina a muri, elle pardonne à ce Comte volage qui lui aussi a vieilli… Dit-elle avec un sourire.
 Vous avez souvent dit que vous aimeriez arrêter de chanter en étant Cio-Cio San la jolie Madama Butterfly, y pensez-vous encore ?
Oui, je l’ai souvent dit. Un concert sera donné en juillet à Gordes en l’honneur de Raymond Duffaut qui a tant œuvré pour l’opéra et le chant, au Théâtre d’Avignon, aux Chorégies d’Orange…et il m’a demandé d’être cette Cio-Cio San, pour un court moment, dit-elle avec amusement.
Est-ce un adieu ?
Avec un petit rire : un adieu au rôle certainement. Il y a des mots définitifs que l’on ne prononce pas, la scène fait partie de moi depuis toujours mais j’enseigne maintenant à l’Ecole musicale de Fiesole où tout a commencé pour moi. Tout un symbole ! Je dois dire que j’éprouve aussi un immense plaisir à partager cet amour du chant, de la musique et du théâtre avec ces jeunes gens motivés et passionnés. La musique voyez-vous vous procure des plaisir infinis.
Vous avez dit : la beauté sauvera le monde, y croyez-vous toujours ?
Il faut y croire ! Il y a tant de beauté de par le monde. L’on ne se sent pas l’âme belliqueuse en contemplant un beau paysage.
Merci madame Ciofi pour ce moment de partage musical et amical. Au plaisir de vous applaudir très bientôt.